Plaudite

« La vie est gouvernée par la fortune, non la sagesse. »
Théophraste

L’homme baisse les yeux vers les planches polies par l’usage. La lumière d’un projecteur se déverse sur lui. Il porte un long manteau noir aux manches élimées. Seules les ténèbres l’entourent, mais il n’est pas seul. Les murmures et bruissements irritants n’atteignent pas ses oreilles. Il fait un quart de tour. Silence. Le monde, les dieux et les anges retiennent leur souffle.

Son ombre est belle et blonde. Elle relève une tête au regard rougeoyant.

Le cercle de lumière s’étend. L’homme tire une chaise, et une cigarette. Les volutes de fumée occultent ci et là le flot de clarté.

« Vous venez assister ce soir à un bien étrange spectacle. J’ai un conte pour vous et je pense que la chute vous surprendra. »

Il écrase le mégot dans le cendrier. Juste à côté, sur la petite table de bois, trône une couronne crénelée. Il fait glisser ses doigts rêveurs sur les contours de la coiffe.

« Le roi de Crète, Minos, ordonna un jour à Dédale de construire un Labyrinthe pour y enfermer l’atrocité qu’avait conçue sa femme : le Minotaure. L’ouvrage imaginé par l’architecte était d’une telle complexité que lui-même ne put s’en échapper qu’en volant. Vous connaissez tous cette histoire.

« Mais connaissez vous la légende de Dalia ? Je ne pense pas. C’est pourtant un récit fascinant. Dalia était une jeune fille radieuse. Elle n’était ni  belle, ni riche, ni puissante. Mais elle était ingénieuse. Elle croyait en la logique et la rationalité. C’était une erreur. »

Il ralluma une cigarette. Il expira un grand nuage de fumée.

« Le hasard fut sa perte. C’est par hasard qu’elle fut choisie pour être envoyée dans le Labyrinthe. C’est avec logique qu’elle tenta de retrouver son chemin. C’est par hasard que la Mort la trouva.

« Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le héros de notre histoire est le Minotaure. Pensez-y ! Un être difforme — un de plus — sur cette terre. Il n’a rien choisi, rien décidé. Il ne comprend rien à son sort, à son inexpugnable tanière. Le monde ne l’atteint que sous la forme de sacrifices terrifiés, impuissants et geignards, qui plus est. Dans son esprit monstrueux il ne fait que ce qu’il peut : il se transforme en gigantesque machine du hasard. Il est puissant, incontrôlable, imprévisible. Les bassesses des hommes l’ont ainsi forgé. Quand Dalia pénètre dans l’œuvre de Dédale, elle y rentre avec toute l’arrogance de ceux qui pensent ; avec toute la froide rigueur d’un joueur d’échec. Mais son ennemi est bien moins réfléchi et bien plus subtil que cela. »

L’orateur laisse trainer ses yeux dans l’assemblée. Il épie les regards, s’attarde sur quelques visages, puis se replonge dans sa fable.

« Elle pense à la superficie totale du lieu, qu’elle a pu entrapercevoir. Elle se représente la disposition potentielle des couloirs. Elle prévoit.

« Le monstre, lui, se rue, à droite, à gauche, sans un instant de pause. Il court comme un dératé, agité par d’insondables images, fuyant presque son ombre. »

L’homme se relève et commence à errer sur la scène. La silhouette belle et blonde le suit avec difficulté tant ses mouvements sont désordonnés. Il continue son récit, en s’agitant dans l’espace. Cette danse macabre prend fin quelques minutes après, et l’orateur tourne alors son visage douloureux vers la foule.

« C’est une philosophie que l’on a perdu depuis trop longtemps. Celle du hasard. Tout nous rappelle à la suprématie de notre pensée. L’imprévu est mort. On cherche a tout maîtriser, contrôler. Il y a même, fait qui m’étonne profondément, des écoles pour apprendre à manager — pardonnez le truisme. Rassurez-vous : on n’y apprend rien. Car on ne peut rien y apprendre.

« La physique, toutes les science nous l’ont montré : le hasard règne en maître. Le chat de Schrödinger, la dualité onde-corpuscule, l’ADN, l’évolution. Tout cela n’est que pure confusion. Si les dieux eux-mêmes n’ont pas pu ordonner ce chaos originel, aucun homme, aucune femme ne le pourra. Nul ne peut manager l’anarchie. »

Une frénésie absurde animait ses gestes saccadés. Cela faisait déjà quelques instants qu’il regardait deux jeunes femmes dans leur loge au balcon. L’une d’elle remuait mal à l’aise sur son siège. Il lui esquissa un sourire mystérieux et reprit sa logorrhée.

« Cela peut vous paraître bien lointain. Trop distant de vos préoccupations. Dalia, elle, n’a compris que trop tard la véracité de ces propos.

« Elle n’est pas loin. Encore deux couloirs sur la gauche, un sur la droite, compte-t-elle, la main plaquée sur le mur. Bientôt, elle verra la lumière. Elle avance avec prudence. Un couloir à gauche, puis un autre. Son regard est fixé sur l’agencement logique du lieu. Elle s’engage à droite. Soudain, elle ne voit pas la lumière. Elle voit seulement deux yeux rouges, et la ténèbre. »

Quelques spectateurs eurent un sursaut effrayé.

« La vie aujourd’hui peut ne pas être bien différente de celle de Dalia. On peut être une fille radieuse, avoir reçu la plus belle éducation qui soit. On ne croit pas au hasard. Rien ne nous permet d’y croire. Tout s’est toujours bien passé dans cette vie tranquille. On peut aimer le théâtre. On s’y rend de temps à autre. Les pièces s’y suivent et s’y ressemblent. On en ressort toujours un peu changée, mais toujours la même. On y revient, c’est prévisible. Toute cette mécanique fonctionne à la perfection, sans accrocs. Mais le hasard toujours vous guette. Au détour d’un couloir ce sont deux yeux rouges qui rôdent. Au détour d’une scène, c’est la mort qui surgit. »

Tout se passa en un instant. Un revolver surgit de la manche de l’orateur. La balle atteignit en plein cœur la jeune fille au balcon. Elle s’écrasa sur une table en contrebas. De sa chute ne restait qu’un mouchoir taché de sang qui tournoyait lentement. L’ombre belle et blonde le saisit en murmurant :

« Applaudissez ! La pièce est dite. »