Lire le Chapitre 4
La nuit était tombée, mais l’extérieur du Cabaret des Pistolets brillait de mille feux. Les bruits de la fête parvenaient jusqu’à la rue. De temps à autres quelques groupes sortaient boire leur bière dans le froid glacial. Un groupe de policiers arriva. Quelques uns entrèrent sans s’attarder. Trois pèlerines demeurèrent devant l’entrée, et finirent leur cigarette.
Ils pénétrèrent dans les lieux et saluèrent chaleureusement Marianne.
La soirée battit son plein pendant quelques heures. Les policiers s’y mélangèrent aux jeunes et firent danser les dames. Les échanges étaient cordiaux et la bière coulait à flots. Tout le monde saluait Roger qui se pavanait à côté de Gonzague. Marthe, quant à elle, discutait avec le capitaine Carion. Après quelques minutes animées, elle lui dit calmement, en dénouant ostensiblement ses cheveux :
« D’ailleurs, capitaine, comment se porte votre femme ?
— À ravir, il est d’ailleurs grand temps pour moi de la rejoindre, vous savez. »
Dans un hochement de tête, il se retourna et se dirigea vers la sortie. Il fit un bref signe à ses hommes, qui le suivirent. Il était sur le point de passer le seuil quand Gonzague s’écria au dessus du tumulte :
« Capitaine, vous nous quittez si tôt ? Marianne, apporte une dernière tournée à notre ami ! »
Gêné, l’officier fit demi-tour pour aller s’installer à la table de son hôte, alors que les autres policiers décampaient sans demander leur reste. Le regard sec que lui jetaient Marthe et Roger ne fit qu’accroître son malaise et il marchait d’un pas saccadé.
Gonzague repéra la table où s’était isolé Joseph, et s’installa à grands fracas à côté de lui. Il enjoignit le capitaine Carion à l’accompagner.
Marthe et Roger s’installèrent au comptoir pendant que Gonzague menait la conversation à sa table. Ils jetaient parfois des regards pressés vers la tablée.
« Alors comment s’est passé votre petite virée du côté de Ménilmontant ?
— Oh, rien de grave, chef. On a entendu parler d’une dispute chez les Apaches de là bas, sachant que vous n’étiez pas dans le coin, on s’est dit qu’on allait intervenir comme de bons citoyens. On a remis de l’ordre. Me remerciez pas. C’est un peu de ma faute si vous n’étiez pas là. »
Le capitaine ne s’éternisa pas plus que son verre et quitta l’établissement d’une démarche précipitée.
Joseph regretta vivement ce départ. Gonzague l’entretenait de toutes sortes de stratégies ignobles pour étendre son pouvoir. L’arrivée de Roger à la table fut comme une libération pour le pauvre journaliste.
Bonatout se pencha vers Gonzague pour lui murmurer:
« Dis, Gonzague, je voulais te demander une petite faveur. Vu que c’est ma fête ce soir, et tout ça.
— Demande. Répondit Gonzague à voix haute sans se soucier du ton intimiste
que Roger continuait d’adopter.
— Je voulais savoir si je pouvais passer la fin de soirée avec une des cocottes,
gratuitement j’entends.
— Aha, c’est bien gamin. Bien entendu, laquelle ?
— J’aurai bien aimé que ce soit Aphrodite.
— Bouge pas, je vais voir avec elle. »
Il l’appela d’un geste rapide. Elle vint s’asseoir près d’eux. Joseph crut entendre
Marthe répondre :
« J’aurais préféré être avec toi. »
Un sourire pervers se dessina sur les lèvres du chef des Apaches.
« Et pourquoi pas, reprit-il, pourquoi pas. Ça te tente de le faire à trois Bonatout ? Mais où sont mes manières. Pourquoi à trois ? À quatre ! Ça te tente pas Jo, de foutre à la dragonne avec nous ? »
Joseph baissa les yeux.
« Bah alors mon petit Jo, tu veux pas ? Ça fait combien de temps que t’as pas baratté une coquine ? »
Le journaliste regarda la table. Gonzague arborait son air le plus vicieux. Roger gardait une attitude amène. Marthe avec un éclat taquin dans les yeux. Il la voyait sous un autre jour; ses formes semblaient plus soulignées, son visage plus radieux, sa poitrine plus accueillante. Il chassa vivement de telles pensées, pour répondre timidement :
« Non Gonzague, très peu pour moi, je préfère rester boire tranquillement ici.
— Comme tu voudras. »
Les trois comparses quittèrent la table pour monter à l’étage. Du coin de l’œil, Joseph vit Bingo les suivre discrètement.
Ce ne fut que lorsque le coup de feu éclata que Joseph comprit ce qui se tramait depuis le matin. Il bondit de sa chaise quand il l’entendit. Au même moment, une moitié des Apaches avaient tiré lames et revolvers pour les pointer vers le reste de la bande.
Pendant un moment un silence de mort s’instaura.
« Où est Bingo ? demanda Morue d’une voix glaciale. »
Au même moment, le corps inerte de Bingo roula dans l’escalier. Gonzague bondit
par dessus en hurlant :
« Aux traîtres ! Ces bâtards ont essayé de m’estourbir. »
D’un coup, un gigantesque vacarme envahit l’établissement. Comprenant ce qui était en train de se passer, les membres menacés de la bande profitèrent de la surprise de leurs assaillants pour riposter. Au milieu de ce tohu-bohu, l’ethnographe autoproclamé gardait le regard braqué sur Gonzague qui cherchait désespérément une issue de secours. Le chef menacé des Apaches posa un regard meurtrier sur le journaliste qui se tenait près de la porte. Il dégaina Célestine. Joseph Joséphin baissa les yeux et s’écarta docilement alors que Gonzague de Belleville traversait la salle en quelques enjambées. Il passa la porte comme un boulet de canon et fut englouti par l’obscurité régnant dans la rue.
⁂
J’ai retranscrit fidèlement les événements dont j’ai été témoin au sein de la bande des Apaches de Belleville. J’ai essayé d’en retirer tous les éléments nécessaires à une ethnographie de la délinquance juvénile. Ce qui m’a le plus frappé, et que je me dois de souligner une dernière fois, est une indifférence chronique. Une fois leur chef renversé par ce semblant de rébellion, alors même qu’il avait fui, nulle recherche, nulle exécution sommaire. Ces jeunes barbares ont continué de faire ce qu’ils font le mieux. La fête. Une fête presque tribale, buvant et forniquant à foison sans se soucier des conséquences, la lêtefé comme ils l’expriment dans leur jargon infâme.
Joseph Joséphin, Journal d’un ethnographe en terre apache.