La Lêtefé – Chapitre 5

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La nuit était tombée, mais l’extérieur du Cabaret des Pistolets brillait de mille feux. Les bruits de la fête parvenaient jusqu’à la rue. De temps à autres quelques groupes sortaient boire leur bière dans le froid glacial. Un groupe de policiers arriva. Quelques uns entrèrent sans s’attarder. Trois pèlerines demeurèrent devant l’entrée, et finirent leur cigarette.

Ils pénétrèrent dans les lieux et saluèrent chaleureusement Marianne.

La soirée battit son plein pendant quelques heures. Les policiers s’y mélangèrent aux jeunes et firent danser les dames. Les échanges étaient cordiaux et la bière coulait à flots. Tout le monde saluait Roger qui se pavanait à côté de Gonzague. Marthe, quant à elle, discutait avec le capitaine Carion. Après quelques minutes animées, elle lui dit calmement, en dénouant ostensiblement ses cheveux :

« D’ailleurs, capitaine, comment se porte votre femme ?
— À ravir, il est d’ailleurs grand temps pour moi de la rejoindre, vous savez. »

Dans un hochement de tête, il se retourna et se dirigea vers la sortie. Il fit un bref signe à ses hommes, qui le suivirent. Il était sur le point de passer le seuil quand Gonzague s’écria au dessus du tumulte :

« Capitaine, vous nous quittez si tôt ? Marianne, apporte une dernière tournée à notre ami ! »

Gêné, l’officier fit demi-tour pour aller s’installer à la table de son hôte, alors que les autres policiers décampaient sans demander leur reste. Le regard sec que lui jetaient Marthe et Roger ne fit qu’accroître son malaise et il marchait d’un pas saccadé.

Gonzague repéra la table où s’était isolé Joseph, et s’installa à grands fracas à côté de lui. Il enjoignit le capitaine Carion à l’accompagner.

Marthe et Roger s’installèrent au comptoir pendant que Gonzague menait la conversation à sa table. Ils jetaient parfois des regards pressés vers la tablée.

« Alors comment s’est passé votre petite virée du côté de Ménilmontant ?
— Oh, rien de grave, chef. On a entendu parler d’une dispute chez les Apaches de là bas, sachant que vous n’étiez pas dans le coin, on s’est dit qu’on allait intervenir comme de bons citoyens. On a remis de l’ordre. Me remerciez pas. C’est un peu de ma faute si vous n’étiez pas là. »

Le capitaine ne s’éternisa pas plus que son verre et quitta l’établissement d’une démarche précipitée.

Joseph regretta vivement ce départ. Gonzague l’entretenait de toutes sortes de stratégies ignobles pour étendre son pouvoir. L’arrivée de Roger à la table fut comme une libération pour le pauvre journaliste.

Bonatout se pencha vers Gonzague pour lui murmurer:

« Dis, Gonzague, je voulais te demander une petite faveur. Vu que c’est ma fête ce soir, et tout ça.
— Demande. Répondit Gonzague à voix haute sans se soucier du ton intimiste
que Roger continuait d’adopter.
— Je voulais savoir si je pouvais passer la fin de soirée avec une des cocottes,
gratuitement j’entends.
— Aha, c’est bien gamin. Bien entendu, laquelle ?
— J’aurai bien aimé que ce soit Aphrodite.
— Bouge pas, je vais voir avec elle. »

Il l’appela d’un geste rapide. Elle vint s’asseoir près d’eux. Joseph crut entendre
Marthe répondre :

« J’aurais préféré être avec toi. »

Un sourire pervers se dessina sur les lèvres du chef des Apaches.

« Et pourquoi pas, reprit-il, pourquoi pas. Ça te tente de le faire à trois Bonatout ? Mais où sont mes manières. Pourquoi à trois ? À quatre ! Ça te tente pas Jo, de foutre à la dragonne avec nous ? »

Joseph baissa les yeux.

« Bah alors mon petit Jo, tu veux pas ? Ça fait combien de temps que t’as pas baratté une coquine ? »

Le journaliste regarda la table. Gonzague arborait son air le plus vicieux. Roger gardait une attitude amène. Marthe avec un éclat taquin dans les yeux. Il la voyait sous un autre jour; ses formes semblaient plus soulignées, son visage plus radieux, sa poitrine plus accueillante. Il chassa vivement de telles pensées, pour répondre timidement :

« Non Gonzague, très peu pour moi, je préfère rester boire tranquillement ici.
— Comme tu voudras. »

Les trois comparses quittèrent la table pour monter à l’étage. Du coin de l’œil, Joseph vit Bingo les suivre discrètement.

Ce ne fut que lorsque le coup de feu éclata que Joseph comprit ce qui se tramait depuis le matin. Il bondit de sa chaise quand il l’entendit. Au même moment, une moitié des Apaches avaient tiré lames et revolvers pour les pointer vers le reste de la bande.

Pendant un moment un silence de mort s’instaura.

« Où est Bingo ? demanda Morue d’une voix glaciale. »

Au même moment, le corps inerte de Bingo roula dans l’escalier. Gonzague bondit
par dessus en hurlant :

« Aux traîtres ! Ces bâtards ont essayé de m’estourbir. »

D’un coup, un gigantesque vacarme envahit l’établissement. Comprenant ce qui était en train de se passer, les membres menacés de la bande profitèrent de la surprise de leurs assaillants pour riposter. Au milieu de ce tohu-bohu, l’ethnographe autoproclamé gardait le regard braqué sur Gonzague qui cherchait désespérément une issue de secours. Le chef menacé des Apaches posa un regard meurtrier sur le journaliste qui se tenait près de la porte. Il dégaina Célestine. Joseph Joséphin baissa les yeux et s’écarta docilement alors que Gonzague de Belleville traversait la salle en quelques enjambées. Il passa la porte comme un boulet de canon et fut englouti par l’obscurité régnant dans la rue.

J’ai retranscrit fidèlement les événements dont j’ai été témoin au sein de la bande des Apaches de Belleville. J’ai essayé d’en retirer tous les éléments nécessaires à une ethnographie de la délinquance juvénile. Ce qui m’a le plus frappé, et que je me dois de souligner une dernière fois, est une indifférence chronique. Une fois leur chef renversé par ce semblant de rébellion, alors même qu’il avait fui, nulle recherche, nulle exécution sommaire. Ces jeunes barbares ont continué de faire ce qu’ils font le mieux. La fête. Une fête presque tribale, buvant et forniquant à foison sans se soucier des conséquences, la lêtefé comme ils l’expriment dans leur jargon infâme.

Joseph Joséphin, Journal d’un ethnographe en terre apache.

La Lêtefé – Chapitre 4

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Le Café des Étoiles était un agréable établissement, presque contigu au Cabaret du Pistolet, et où Joseph se sentait bien plus à l’aise. Il avait désormais ses habitudes, et une place près de la fenêtre avait sa faveur. Il griffonnait sans discontinuer sur une feuille, selon ce qu’il comprenait des propos du capitaine Alfred Carion.

« Et cette décadence de la jeunesse, cela ne vous gêne pas de l’encourager ? Ce sont quand même des enfants qui se prennent pour des adultes.
— Vous savez, monsieur, moi je sais pas trop. Je venais là avant que ce soient eux qui gèrent, je viendrai là après. Faut qu’un homme évacue, sinon il devient fou. J’y peux rien moi, vous savez. Après, qui c’est qui gère, c’est pas mon affaire. Et puis ils sont pas plus méchants qu’un autre, vous savez. Il faut juste pas se les mettre à dos. Mais sinon c’est des gars corrects. Et puis ils viennent de loin, eux. Ils ont réussi à s’en sortir mieux que ces gamins qui crèvent dans les rues. Alors les aider, c’est un peu notre boulot à tous.
— J’entends. Cependant, vous êtes le représentant de la loi.
— La loi, ça, je connais pas trop, monsieur. Moi j’essaie juste de protéger les gens.
Mais les bonnes gens. Les bonnes gens les voient comme des délinquants, alors s’il leur
arrive des problèmes, je les protégerai pas, c’est tout. Mais leur dites pas, s’il vous plaît. Je veux pas de problème, vous savez. »

L’entretien s’éternisait depuis presque une heure, tant l’officier était loquace. Il ne semblait pas se soucier du fait qu’il était officiellement en service, et que boire des verres au café n’était pas la meilleure manière d’assurer l’ordre dans Paris.

La porte du café s’ouvrit brusquement, et Gonzague entra, talonné par Roger. Ils s’assirent tous deux, le chef à côté de Joseph, face au capitaine, et Bonatout sur le dossier de sa chaise, comme à son habitude. Une serveuse se précipita vers eux, et servit quatre pintes de blonde :

« C’est sur la maison, murmura-t-elle en baissant les yeux. »

Sans lui accorder un regard, Gonzague saisit la boisson et but à longues goulées, laissant couler le breuvage à la commissure de ses lèvres.

« Capitaine, j’avais oublié de vous préciser quelque chose ce matin. Le quartier de Ménilmontant est très sûr, l’ordre y règne. Je ne crois pas qu’une patrouille de vos gars ait besoin de s’y trouver entre sept et huit heures ce soir. »

Le policier soupira et répondit :

« Je comprends ce que vous dites, mais certains de mes hommes ont l’habitude d’y être à cette heure là. Ils aiment le calme du quartier, vous savez. »

Joseph griffonnait avec intérêt sur son petit carnet. S’il ne se trompait pas, après la demande devait venir ou la carotte, ou le bâton. Ou les deux.

« Je vois bien. Seulement le quartier peut s’agiter de temps à autres. On voudrait pas que vos amis reviennent blessés.
— Que vont-ils faire de tout leur temps perdu ?
— Se préparer pour notre petite sauterie. Et comme je suis pas radin, je pense qu’on peut les aider un peu. »

D’un geste sec, il rappela la serveuse et lui murmura quelques instructions. Elle revint rapidement avec une bourse, que Gonzague posa sur la table, devant le capitaine.

« Et puis rassurez vous, chef, on sera accompagnés d’un grand. Je pense que petit Jo a très envie de nous accompagner. N’est-ce pas ? »

Roger se dirigea vers les toilettes alors que Joseph, mal à l’aise, balbutiait une mauvaise excuse pour ne pas venir.

« Mais si, mais si. Ça sera très bien, ça t’aidera à rédiger ton papier. D’ailleurs faut qu’on y aille si on veut pas être en retard. »

Joseph le suivit de son pas boiteux, avec un air résigné. Ils passaient la porte quand il remarqua du coin de l’œil Roger en train de se rasseoir près de l’officier qui finissait sa bière.

« Whiskey ! »

Le propriétaire de la voix posa sa main à plat sur le comptoir. Cinq étoiles y étaient tatouées.

Le Bar du Poète Disparu était animé. La lumière tamisée se reflétait sur les grands pans de boiserie, et se diffusait dans la chaleur ambiante. Les discussions fusaient. Le nom d’un certain Roger était mentionné à certaines tables. Chaque fois, celui qui le prononçait soit frappait du poing sur la table soit s’agitait sur son fauteuil. Quelques badauds traînaient entre les tables. L’un d’eux, une bière à la main s’engagea vers la sortie. Il passa la porte et fut absorbé par la rue, qui le recracha un instant plus tard.

Il revint dans la salle, projeté par quelque force inconnue, fracassant la porte pour venir s’aplatir au sol au milieu des éclaboussures de bière et de verre.

Une dizaine d’Apaches, larme tatouée sous l’œil, se précipitèrent comme d’un seul homme dans le quartier général de leurs ennemis. Les tables se renversèrent, les lames dansaient. Ils saisirent quelques Tantes, et les traînèrent au sol, alors que les clients réguliers hurlaient en cherchant à sortir. Si calme quelques instants auparavant, l’air assourdissant frappait les vitres et les brisait. Les pieds frappaient dans les visages, les dents sortaient de leurs gencives. Une Tante fut trainée sur le sol rugueux de la rue, sa peau écorchée laissa ruisseler son sang. Une main se leva. Le calme revint un instant. Des bruits de fuite, les Apaches de Belleville étaient repartis. Trois gorges tranchées vidaient trois Apaches de Ménilmontant.

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La Lêtefé – Chapitre 3

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Il ne savait pas à qui elle parlait, mais il ne voulait pas être repéré. Il avait l’étrange sentiment d’en avoir déjà trop entendu. Il revint sur ses pas.

À peine était-il installé que Gonzague passait la porte d’entrée du Cabaret, accompagné d’un capitaine de police.

« Pose donc ta pèlerine. Nous sommes toujours ravi de t’avoir avec nous. Aphrodite ! Accueille donc le capitaine. »

Il se tourna vers Marthe qui arrivait du couloir, suivie de près par Roger. Alors qu’elle prenait la main de l’officier pour l’emmener à l’étage, Gonzague déclara malgré le regard désapprobateur de Marianne :

« C’est la maison qui offre. »

Il se tourna vers la tablée.

« Vous mes jolies, par contre, ramenez-nous de la fraîche. Toi, Marianne, sers nous de la bière et occupe toi de tes clients. Les hommes doivent parler. »

Les filles se levèrent docilement pour saluer les nouveaux venus et s’occuper des habitués.

Le groupe se ranima et les paroles fusèrent. Marianne rapporta le breuvage ambré qui réchauffait les yeux et allumait les cœurs.

« Gonzague, dit-elle d’un ton grave, ta petite soirée n’a pas intérêt à ruiner la mienne. »

Le jeune chef acquiesça d’un air sérieux.

« Marianne, tout va bien se passer. Te fais pas de bile. Tu me connais. »

La matrone s’écarta. Les conversations allaient de bon train, et les rires fusaient
entre deux gorgées de blonde.

Gonzague reprit :

« Mais ne nous leurrons pas. Ce que nous célébrons ce soir, les Tantes apprécient pas trop. Bonatout ? Redis nous comment tu as poinçonné ce demi-sel. »

Roger était assis sur le dossier de sa chaise, et avec un grand sourire, il raconta pour la millième fois en une semaine comment il avait estourbi la Grand’Tante, le chef des Apaches de Ménilmontant. Ce n’était pas la première fois que Joseph entendait le récit. Lequel s’était, nota-t-il, considérablement enrichi au fil des itérations, et s’approchait désormais plus de l’aventure épique que du coup de chance. Il s’empressa donc de noter la nouvelle version en dissimulant son sourire narquois. Quand Roger se tut, Gonzague battit lentement des mains.

« Voilà sans doute le meilleur d’entre vous. D’entre nous. Et il faut rendre les bonheurs à César, ou quelque chose comme ça. Tu notes, Jo ? Tu sais qui c’est César ? »

Le journaliste acquiesça avec un sourire crispé. Ce petit roquet ne savait même pas écrire.

« Bref, la soirée de ce soir, c’est la tienne Bonatout. »

Bingo, un minuscule gamin nerveux, d’à peine quatorze ans, s’écria :

« Mais laisse-moi quand même quelques poches où barboter quelque mornifle ! »

Gonzague fut le premier à partir d’un rire franc et à murmurer quelque chose à
son voisin. Pourtant, quand les conversations commencèrent à reprendre, il repartit :

« Mais si on veut que ça se passe bien, faut pas laisser les Tantes s’incruster. Alors on va leur passer l’envie de fourrer le nez dans nos affaires. On va les voir, tout à l’heure, et on va en amocher quatre ou cinq. »

Le groupe approuva d’une clameur guerrière.

« Je suis passé voir nos copains les bricards tout à l’heure pour les inviter à la soirée. Je vais leur préciser qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’ils soient pas à côté de Ménilmontant vers sept heures ce soir. Bingo, Nouveau et Morue, on va aller repérer les lieux. Désolé, Roger, mais toi, ils connaissent ta gueule. »

Les quatre se levèrent et sortirent, alors que des pas dans les escaliers témoignaient que le capitaine avait fini son affaire. Ce dernier sortit sans un regard vers la table qui occupait un coin sombre de la pièce, et qu’un nuage de fumée surplombait. Joseph se leva précipitamment et le suivit.

Roger prit aussi discrètement congé et se dirigea à l’étage.

Il entrouvrit la porte. Marthe ne l’avait pas remarqué. Il resta un instant à l’observer. Encore à moitié nue, elle se rhabillait. Ses yeux remontèrent le long de son dos pour se perdre dans la chevelure d’ébène. Elle était face à un miroir. Et les marques violacées à la base de son cou firent monter son angoisse et le rappelèrent à la raison de sa venue.

D’un pas il rentra dans la chambre et claqua bruyamment la porte, alors que Marthe dissimulait vivement sa gorge avec un foulard.

« Ce soir ? Mais tu es complètement folle ! »

Elle inclina simplement la tête.

« Il fallait bien que ça arrive un jour non ?»

Le jeune Apache s’assit sur le lit et soupira :

« Gonzague a invité les pèlerines. »

Le regard de Marthe se voila brièvement.

« C’est pas un problème. Faut juste que tu te débrouilles pour qu’ils soient dehors avant qu’on commence. Tu leur dis que c’est dans l’intérêt de tout le monde qu’ils ne restent pas trop tard. Sinon, il y aura plus qu’un mort. Tu vas voir le capitaine, et tu lui dis de faire partir ses gars quand ils voient mes cheveux dénoués.
— Je sais pas, Marthe. Je le sens pas. »

La jeune fille s’assit à côté de lui et posa la main sur sa cuisse.

« C’est bon je te dis. Personne l’aime Gonzague, personne nous embêtera. On pourra faire ce qu’on veut. C’est pas ça normalement, être un Apache ? C’est pas la liberté absolue ? Ne se soucier ni des lois ni des conventions. »

Bonatout hocha la tête.

« Alors, tu vas le voir au milieu de la soirée, tu lui demandes de m’avoir gratis, comme on a prévu. — Il va pas trouver ça bizarre, que tu lui proposes de faire ça à trois ? »

Aphrodite s’esclaffa :

« Ça, c’est mon boulot. Et quand on est tous les trois ici, le tien, c’est de le flinguer. »

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La Lêtefé – Chapitre 2

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S’aidant de sa canne, il se releva et avança de son pas boiteux vers le café le plus proche.

Il absorba rapidement le liquide brunâtre. L’arrière-goût infâme gâchait encore le breuvage et il dut en commander un deuxième.

De loin, le badaud n’aurait jamais soupçonné que l’ethnographe avait vécu une
expérience si traumatisante. Il affichait une mine austère, que soulignait son regard brun. Sa posture, le dos bien cambré dans son costume sombre élimé, laissait briller une chaînette que la peinture dorée désertait peu à peu. Il avait posé son haut de forme et sa canne. C’était un morceau de bois noir, surmonté d’un pommeau d’ivoire. Il rêvait d’y faire un jour sculpter un sphinx.

Il sortit un livre pour chasser les horribles souvenirs de la matinée. Mais rien n’y fit, le regard épouvanté du jeune Apache de Ménilmontant perçait les lignes pour envahir son esprit. Le pire était peut-être qu’on l’avait laissé en vie. Il fallait que son exemple fût le symbole de la violence et du pouvoir de Gonzague.

« Au voleur, mon portefeuille ! »

Cette phrase était malheureusement trop fréquente sur le territoire du Cabaret. Ce fut donc sans compassion que le journaliste chercha Roger dans la foule tout en portant mécaniquement la main à sa poche. Il repéra la casquette à haute passe qui se dirigeait vivement vers le parc.

Il pensa que cela pourrait le distraire. Il avala d’un trait le reste de sa tasse et se mit à suivre le jeune garçon.

Il le rejoint dans l’allée principale. Le jeune Apache s’était accroupi au sol et avait disposé devant lui trois cartes à jouer.

« Une petite partie de bonneteau, messieurs-dames ? Saurez-vous trouver la
reine ? »

Joignant le geste à la parole, il se mit à poser les cartes, les récupérer, les reposer, d’un mouvement toujours plus rapide, en répétant sans cesse :

« Elle est où la reine ? Elle est où ? Ici, vous voulez miser ici, monsieur ? Bien joué ! C’est pas ma veine ! Encore quelques parties comme celle-là et vous m’aurez sucré tout mon carbure, c’est moi qui vous le dis. Vous rejouez ? »

Le jeune freluquet qui venait de foncer dans le panneau sombra davantage. Il gagna encore une partie et rejoua, la mise était doublée chaque fois. Mais la chance tourne vite avec Roger.

« Elle est où ? Cette fois-ci vous n’avez pas été assez observateur monsieur, lui lâcha le garçon à la larme tatouée après avoir, d’un subtil mouvement, échangé les deux cartes. Vous ne rejouez pas ? Non ? Bonne journée, Dieu vous bénisse. »

Le journaliste baissa les yeux, attristé de ce spectacle. Le pauvre cave n’avait eu aucune chance, Roger méritait bien son surnom de « Bonatout ». Joseph aperçut une main marquée de cinq étoiles en forme de croix s’avancer dans l’attroupement.

Et le tour recommença.

Le nouveau venu ne réagit pas différemment, du moins pour les deux premières manches. À la troisième, après que Roger eut échangé les cartes. Il se tourna vers le groupe :

« Qui pense savoir où elle est ? Ce jeune vous barbote. Vous aurez faux à tous les
coups. Vous monsieur ? Laquelle ?

— Celle-là. »

Bonatout regarda son détracteur droit dans les yeux en montrant la carte qu’il venait de changer à nouveau.

« Et c’était la bonne. Il semblerait que monsieur soit observateur. Voici vos gains. »

Roger remballa ses affaires. Avant de quitter l’attroupement, il lâcha.

« Nous sommes pas à Ménilmontant. Ici, nous sommes honnêtes. »

L’intrus se jeta sur lui. Mais c’était sans compter sur la vivacité du garçon qui jeta un clin d’œil à Joseph avant de disparaître.

Joseph arriva un peu après Bonatout. Le Cabaret se préparait à manger et l’entrée bouillonnait de vie. Les clients se mêlaient au filles et aux Apaches. Chants grivois et alcool rendaient au lieu sa chaleur coutumière. On installa le journaliste comme à son habitude, avec les maîtres du lieu. C’était l’un de ces moments où les filles et les amis de Gonzague se retrouvaient en toute convivialité.

Marianne arriva avec deux brocs de bière fraîche. À peine eut-elle fait son apparition que plusieurs se mirent à hurler.

« Marianne, une histoire ! Marianne une histoire ! »

C’était cette étrange cohabitation des instincts les plus vils et les plus enfantins de l’homme qui fascinait Joseph dans le Cabaret. L’établissement était aussi connu pour les grâces de ses hôtesses que pour les talents de conteur de sa tenancière.

« Vous allez cesser de gueuler un instant, bande de demi-sels ! Je peux pas en placer une dans ce bordel ! »

Un rire gras et généralisé précéda le silence. D’une voix suave et voilée, pleine de rêve, elle commença :

« Avant que cet établissement ne devienne le bobinard que vous connaissez et appréciez tous, il avait un autre nom. Il s’appelait la Haute Borne. Drôle de nom pour un repère de déssoudeurs. Le meilleur d’entre eux…

— Cartouche ! Cartouche ! Cartouche !

— Oui, notre brave Cartouche s’est fait prendre par les pèlerines à l’endroit même où tu te tiens, cocotte. »

Son récit continua à tenir en haleine la bande d’ivrognes rendus muets. Même Joseph faisait abstraction du vocabulaire outrancier pour écouter avec avidité le récit du bandit de grands chemins le plus célèbre de Paris. C’était un conte tout ce qu’il y avait de plus palpitant. Louis Dominique Cartouche avait toujours réussi à semer la police, les confondant systématiquement. Ce n’est que par la trahison d’un de ses proches que son épopée s’acheva. Le passage de sa mort fit couler une larme même au bougre le plus affermi.

Après le silence qui suit la fin de toute histoire, les Apaches se levèrent, suivis de tous, pour chanter presque religieusement un hymne à la gloire du héros :

Enfin Cartouche est pris
Avecque sa maîtresse
On dit qu’il s’est enfui
Par un tour de souplesse
Un chien l’a fait r’pincer
Dès le matin !

Marianne était venu s’asseoir avec eux. Elle demanda avec candeur :

« Gonzague est pas là ?

— Tu l’as bien vu non ? T’aurais jamais raconté l’histoire de Cartouche s’il était là. »

Le journaliste se dirigea vers le lieu d’aisance au moment où la tenancière s’apprêtait à répondre. Arrivé dans le calme du couloir, il surprit la voix de Marthe qui chuchotait en s’approchant :

« C’est pour ce soir. »

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La Lêtefé – Chapitre 1

Novella primée au concours « La Fête » de l’association libr’air d’Emlyon Business School

Le 12 décembre 1900, Henri Foulquier, journaliste au Matin, écrivait :

Par contre, nous avons l’avantage de posséder, à Paris, une tribu d’Apaches dont les hauteurs de Ménilmontant sont les Montagnes rocheuses. Ceux-ci font beaucoup parler d’eux […]. Ce sont des jeunes hommes pâles, presque toujours imberbes, et l’ornement favori de leur coiffure s’appelle les rouflaquettes. Tout de même, ils vous tuent leur homme comme les plus authentiques sauvages, à ceci près que leurs victimes ne sont pas des étrangers envahisseurs, mais leurs concitoyens français.

Le phénomène apache prenant peu à peu de l’ampleur, Joseph Joséphin, célèbre pigiste du Petit Journal, se lançait en septembre 1902 dans une enquête ethnographique de grande ampleur, auprès des Apaches de Belleville, alors sous l’égide du tristement fameux Jules Carnot, dit Gonzague de Belleville.

Il ne se doutait pas qu’il arrivait au milieu d’une lutte sanglante opposant les voyous de Belleville à ceux, voisins, de Ménilmontant.

Le Cabaret du Pistolet était un estaminet comme on en trouvait beaucoup dans Paris. Jouxtant le parc de Belleville, il offrait un lieu de repos idéal pour le passant éreinté. Sa devanture miteuse cachait bien des trésors. On en lit sans doute quelque description dans les œuvres du bon marquis Donatien Alphonse François. On y rentrait pour une bonne bière ou un bon repas chaud, servi par de radieuses jeunes filles qui vous retenaient bien après le digestif. Joseph Joséphin, soutenu par cette canne dont il était si fier, poussa la porte désormais familière. Marianne, alertée par le pas boiteux, sortit de la cuisine pour le saluer. Bien vite, le visiteur demanda :

« Gonzague est là ?
— Il est là haut, monsieur. Il vous attend. »

Après avoir péniblement gravi l’escalier de chêne, il pénétra dans une petite pièce. Fait incongru, un jeune homme d’une quinzaine d’années, ligoté, bâillonné, lui jetait un regard terrifié. D’un coup d’œil, il s’assura que ce visage lui était bien inconnu. Rassuré, il s’installa stoïque devant le bureau.

Des gémissements évocateurs leur parvenaient de la pièce adjacente. Le journaliste songea que Gonzague était bien performant à une heure si matinale.

Après quelques minutes étrangement silencieuses, un homme apparut dans l’encadrement de la porte. Il était complètement nu. Le tatouage traditionnel des Apaches de Belleville, une larme, coulait de son œil gauche. Il s’alluma une cigarette et tendit le paquet.

« Une sèche, Jo ? »

L’ethnographe se pencha pour en récupérer une, tout en évitant soigneusement de regarder plus bas que les yeux du jeune homme.

« Une sèche, Tante ? Ah non, impossible, lâcha le chef des Apaches de Belleville
dans un sourire narquois. »

Il reporta son regard de glace sur le quadragénaire en costume trois pièces.

« Tu sais qui c’est, ce petit bridoux ?
— Tu viens de dire que c’était un Apache de Ménilmontant. Et je vois bien les cinq étoiles sur sa main.
— Exact ! Tu progresses, dit-il en posant sa main droite près du cou de son interlocuteur. Tu seras bientôt jeune, mon petit Jo. »

Joseph sentait, plus qu’il ne voyait, le tatouage de poignard pointer vers sa gorge. Son sang bouillait dans ses veines, mais il était là pour observer, non pour s’impliquer.

Le bâillon tomba.

« Tu vas parler avec Célestine, toi. Tu sais qui c’est Célestine ? »

Le jeune prisonnier secoua frénétiquement la tête.

« C’est elle, reprit Gonzague en agitant un surin sous le nez du ligoté. Et Célestine, elle veut savoir ce que ta petite bande de zigues mijote pour ce soir.
— Rien, rien, je te jure.
— Du calme, du calme. Je te crois, moi. Tu sais, je suis confiant. Mais Célestine, elle veut toujours être sûre. Elle veut savoir ce que t’as dans le bide, Célestine. »

Et d’un geste brusque, il enfonça la lame au niveau de l’aine. Le hurlement qui s’ensuivit était intolérable pour Joseph. La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser sortir une belle femme, qui n’était pas Marthe.

Gonzague plaqua sa main sur la bouche de sa victime. « Un peu d’élégance devant les filles, ordonna-t-il d’un ton doucereux. Au revoir,ma jolie.»

On vit à peine s’enfuir un jupon.

« Tu disais ? demanda-t-il en lâchant la main. » Les gémissements reprirent, entrecoupés de borborygmes ineptes. En vérité, Célestine savait faire parler tout homme. Mais ce n’était pas cela qui effrayait le plus Joseph.

Ce qui le pétrifiait était une aberration toute autre. La manifestation physique de l’excitation du bourreau dénudé était propre à faire détourner tout regard.

Dix minutes plus tard, dans la rue Caroline, un pauvre bourgeois, la main serrée sur sa canne, rendait son petit-déjeuner dans le caniveau.

« Vous voulez un mouchoir ? lui demanda une voix féminine. »

Joseph tendit avidement la main et s’essuya dans la dentelle. Il releva la tête, et Marthe le dévisageait avec dégoût et compassion.

« Merci, mais j’eusse préféré que vous ne me vissiez pas ainsi.
— Gonzague, je suppose ? reprit-t-elle sans s’offusquer. »

C’était une demoiselle, de dix-sept ans environ, aux cheveux de jais encadrant un visage pâle. Ses yeux verts éclairaient une binette délicate juchée sur son long cou que dissimulait un foulard. C’était sans doute l’une des plus rentables des filles de Marianne. Favorite de Gonzague, les Apaches l’avaient affublée du titre de « grande horizontale ». Les clients la connaissaient sous le nom d’« Aphrodite ».

« Vous le connaissez, il aime commencer la fête avant tout le monde.
— Je crains, jeune fille, que de telles festivités ne soient guère à mon goût.
— Elles ne sont pas du mien non plus. Et celles de ce soir ne vous réjouirons sans doute pas davantage. Après tout, nous fêtons la mort d’un homme.
— D’un garçon, corrigea-t-il. Je ne comprends pas, un cabaret devrait être lieu de joie, d’alcools et de filles.
— Le Cabaret du Pistolet l’a été il y a quelques années, il pourrait le redevenir encore plus vite. »

Et elle le quitta.

Lire le Chapitre II