En l’honneur d’un auteur trop décrié
« Incompréhensible, ce parfum, indescriptible, impossible à classer d’aucune manière, de fait il n’aurait pas dû exister. Et cependant il était là, avec un naturel parfait et splendide. »
Patrick Süskind
En juin 18.. je fis une rencontre des plus singulières. Alors que j’errais sans but précis, par une fiévreuse après midi dans les tristes rues de Londres, je tombais sur Tom O’Badil.
Ces rues de la capitale sont de longues successions de rocambolesques échoppes. On y croise de tout. Le son des harangues des serveurs se mêle au tintement des cloches à l’entrée des magasins. Les pierres noircies par l’air saturé des productions industrielles jugent de toute leur hauteur ce pastiche de société humaine. J’aimais énormément cette ambiance indécise de Londres. La ville était le centre névralgique de toute l’innovation technique et le berceau de toute la foi du pays. La balance du monde ne savait pas où se pencher et tout un chacun hésitait entre la splendeur secrète du mysticisme et la gloire universelle de la science. L’architecture en était la preuve la plus évidente. Les cathédrales, massives, puissantes et inaltérables, se moquaient des vastes cheminées industrielles qui, elles, recrachaient leur venin en d’épaisses fumées venues occulter le ciel.
La rue où je me trouvais était une de ces lignes de démarcation, un de ces no man’s land dans cette guerre de pierre et de foi. Au milieu des différentes façades, il y en avait une positivement intrigante. Un gigantesque vitrail s’enfonçait dans la paroi juste au-dessus de la porte. La scène qui y était représentée ne s’effacera jamais plus de ma mémoire.
L’œuvre d’art représentait Saint Georges dans son combat contre Azraël. Toutefois n’importe quel observateur attentif eut été choqué. L’ange déchu n’était pas en mauvaise posture ; bien au contraire. L’affrontement semblait être celui de deux forces égales. L’armure flamboyante du Prince de ce Monde masquait d’ailleurs le faible éclat de la pointe d’Ascalon. Pour seul titre ou explication était enluminée cette phrase : Gloria Victis.
Je rentrais dans le magasin. Pourquoi ? Je ne sais pas. Enfin non, je ne le sais que trop en réalité. J’ai toujours eu, d’aussi loin que je puisse me souvenir, une fascination presque morbide pour l’ésotérisme, le surnaturel. Tout ce qui peut être au-dessus de cet homme arrogant qui se pavane en vainqueur aux quatre coins du monde, alors qu’il est la plus chétive créature que Gaïa ait jamais accueilli en son sein, tout cela me plait. Pour moi, Saint Georges est l’incarnation de cet homme chanceux. Il me plait bien ce personnage, embrigadé malgré lui dans un combat qui le dépasse en tous points. Il ne triomphe que parce que Dieu en a décidé ainsi. Malheureusement on détourne bien trop souvent l’histoire de ce veinard en la glorieuse épopée de la supériorité humaine. Et ça ne me plait pas.
Je n’avais jamais vu vitrail plus délicieusement blasphématoire, plus agréablement ésotérique, plus évidemment proche de ce que je croyais être la vérité de ce combat. Cela me plaisait. Je rentrais.
La pièce principale du magasin était longue, mais pas large. Deux hommes pouvaient difficilement s’y avancer de front. Les murs étaient couverts d’armoires extrêmement hautes où s’alignaient à l’infini, des centaines, des milliers de flacons. Je déambulais songeur, attrapant d’un coup d’œil de ci de là quelques intitulés. Rose, Jasmin, Saule, Lila. La taille et les couleurs des bouteilles étaient aussi variées que leurs noms.
Un toussotement me tira de ma rêverie. Tom O’Badil était là qui m’attendait au comptoir.
« Je peux vous aider m’sieur ? »
Il avait une quarantaine d’années. Son crâne était criblé de tâches incarnadines. C’était un nez, du moins c’est ainsi, me dit-on, que l’on nomme les gens de sa profession.
Je me liais d’une amitié sincère et profonde avec lui. Il se trouvait, à l’époque, que je venais d’être chassé de mon logement dans la capitale par quelque tenancière aigrie, peu scrupuleuse mais fort inquiète de la nature aléatoire de mes revenus d’écrivain. Tom m’accueillit à bras ouverts dans l’appartement qu’il occupait au-dessus de sa parfumerie.
De cette rencontre naquit une très profitable collaboration. Si l’étrangeté du vitrail et de sa devanture attirait son lot quotidien de curieux, ses fragrances lui valaient les louanges des familles les plus aisées, les plus nobles et surtout les plus riches de la très vieille Angleterre.
J’appris beaucoup aux cotées de Tom. Les trois notes d’un parfum et leur subtil arrangement n’avait, après quelques mois, guère plus de secrets pour moi. Il m’enseigna toutes les vertus du parfum, plaire et être agréable n’en étant que les plus petites. On peut, avec le parfum adéquat, transmettre un sentiment, modeler un désir, et même sculpter toute une personnalité. Pour un homme ambitieux, l’art de l’agencement des plantes odoriférantes peut être une arme de première qualité. Alors qu’il m’enseignait tout cela, j’entretenais en moi-même la chimère de la rédaction d’un traité d’histoire. Et si ce n’était pas un traité et bien ce serait un roman. Je rêvais de raconter l’histoire des grandes intrigues politiques, de l’aura, du destin mais sous le prisme des odeurs. Je rêvais de montrer au monde qu’en réalité le charisme et le talent d’une personne ne provient généralement que de son odeur. Mais ce projet fut effacé par une histoire tellement plus fantasmagorique, issue des révélations de Tom. Peut être reviendrais-je un jour sur ce vieux rêve, mais je dois d’abord m’attacher à raconter ce que j’ai appris et qui dépasse l’entendement.
Si le nom de Tom O’Badil est aujourd’hui tombé dans l’oubli, sa maestria et son ingéniosité ont laissé, quant à elles, de nombreuses traces. Pour ne citer qu’un exemple, chaque fois que je parle de lui, je pose la même question : « Pourquoi entrez-vous dans une boulangerie ? ». Pour me procurer du pain. Pour acheter un en-cas, un sandwich. Ce sont les réponses que j’entends le plus souvent. Pourtant, invariablement, au détour de la conversation, vient la même assertion. L’odeur du pain qui sort tout juste du four me donne envie de rentrer.
Savez-vous que dans beaucoup de grandes villes, le pain n’est même pas produit dans la boulangerie ? Il est livré. Mais chaque fois, la même délicieuse odeur de pain qui sort du four s’étend dans la rue. Ce fut Tom qui la première fois eut l’idée de toujours diffuser ou accentuer cette odeur pour attirer le passant. Aujourd’hui cette pratique est monnaie courante.
Le génie que je voyais dans cet homme et dans son art me fascinait. Chaque jour j’apprenais davantage à ses cotées. Il y avait entre sa vocation et la mienne un nombre étonnant de similitudes. Les vers que je ciselais par l’ajout millimétré de mots et de sentiments, il les laissait se répandre dans l’air par l’association fructueuse de telle et telle plante. Les histoires que je déroulais selon un ordre parfaitement cadencé, il les narrait dans les altérations et les estompements de ses fragrances.
Néanmoins, tout ce talent s’accompagnait d’une singulière lacune du discours. Pour un esprit aussi subtil, les mots étaient de biens grossiers instruments pour s’exprimer. Je me mis donc à l’aider en boutique. J’accueillais la clientèle. Je faisais l’éloge des dernières créations. Les esprits des clients trop obtus pour se laisser conquérir par le raffinement des parfums tombaient irrémédiablement sous le joug de mes mots. A l’aristocratie, je servais du Sir ou du Mylord ; et donnais du Monsigniore à qui mieux mieux aux prêtres plus intéressés par la coupe de la soutane et l’odeur du sermon que par le service du Seigneur. Je multipliais les courbettes et autres galanteries aux ladies venus sur une quelconque extravagance se procurer les dernières ingéniosités de cet étrange O’Badil. J’avais réagencé toutes les étiquettes des flacons pour que tous y trouvent les niaises flâneries poétiques qui conviennent si bien aux fleurs des champs et au matins ensoleillés. J’excellais réellement dans l’art de vendre aux benêts de passage. Et si la réputation de Tom n’était plus à faire, je refis néanmoins son chiffre d’affaire.
Si je pensais m’être rapidement lié d’amitié avec le maître des parfums, le 5 novembre 18.. me le fit connaître totalement. La journée avait magnifiquement commencé. Nous nous étions retrouvés à cinq heures du matin, Tom et moi. Il m’avait transmis les instructions. Après ça, il était descendu à la cave, dans son occulte atelier.
Sur les coups de dix heures, une jeune femme qui était déjà venu plusieurs fois au magasin se présenta. Je la reconnu immédiatement car au cours de sa première visite, elle m’avait frappé par sa beauté. Elle était rousse, grande et de larges yeux verts illuminaient son visage.
Dans un sourire angélique elle me demanda :
« Bonjour monsieur, je suis extrêmement intéressée par votre parfum songes vespéraux, mais je suis sujette à certaines allergies et j’aimerai savoir quels ingrédients il contient. J’adore l’odeur des plantes, mais certaines me sont néfastes. Après tout, même une rose a des épines… »
Elle était radieuse. Toutefois j’étais bien embarrassé. Cette pièce était la dernière création de Tom et il en gardait jalousement le secret. Il y avait bien un endroit où je pouvais trouver au moins le nom des différents éléments. Tom disposait d’un grand recueil de toutes les plantes et simples qu’il utilisait dans ses différentes concoctions. Juste les ingrédients. Jamais les quantités. Je m’étais toujours demandé s’il faisait ça par excessive défiance ou par volonté artistique d’une œuvre éphémère. Toujours est-il que je me retrouvais dans une posture fort désagréable. Aller chercher cet ouvrage prendrait beaucoup de temps. Sans proportion des ingrédients il n’était d’ailleurs même pas certain que cela réponde à sa requête.
L’apparition de Tom coupa court à mes pensées.
Il n’y eut pas un mot.
Son regard se planta immédiatement dans les yeux de la belle demoiselle. Une sorte d’amusement ridicule succéda à une note de colère. Elle tourna immédiatement les talons et quitta la boutique. Je restais abasourdi.
« Tu vois la jeune fille qui vient de partir ? » Lâcha Tom en me tournant le dos, affairé à quelque recherche dans les étalages. « C’est pas la première fois qu’elle vient. »
Il récupéra deux flacons et se dirigea vers l’escalier qui menait au sous-sol sans un regard pour moi. Il s’arrêta net devant le palier, comme si quelque chose lui revenait tout à coup.
« La dernière fois, elle m’a demandé les ingrédients d’une de mes nouveautés. Elle était allergique qu’elle disait. Le lendemain je me ballade dans la ville et je renifle une odeur bien étrange. Les mêmes plantes. Je te promets que ça m’a fait un choc. C’est une voleuse mais une mauvaise voleuse. Tous les artistes sont des voleurs tu devrais le savoir. Mais nous on vole quelque chose qu’on aime d’un amour passionnel. Ce qu’on a volé on en prend plus soin que si c’était le plus beau des trésors. On vole la nature, ses sentiments, sa grandeur et sa force. Elle, elle vole un homme, ça n’a pas d’intérêt. Si tu ne comprends pas ce que je veux dire, tu as ton après-midi. Va commettre un saint larcin et ne revient qu’avec un sentiment et une odeur véritable ».
Perdu dans mes pensées je n’entendis même pas le lourd pas de mon ami sur les marches qui mènent à la cave.
Aussi étrange que cela puisse paraître, cette proposition m’avait énormément séduit. Je laissais donc là mes préoccupations de la journée et je partais me balader, guettant « le sentiment et l’odeur véritable ».
Cette première tentative fut un échec pitoyable. Tout autour de moi avait un nom. Chaque élément architectural, chaque vêtement, même chaque odeur me ramenait à un mot que je connaissais. Ce mot avait été classé, répertorié, détaillé dans mille dictionnaires, dans des milliers de pages de romans que j’avais lus. Rien n’avait l’envoûtant masque de l’inconnu. Devant moi ne s’étalaient que des trillions de scènes anonymes que j’aurais fort bien pu décrire en peu de lignes.
Ce fut à ce moment, je crois, que je repensais à Tom et à sa difficulté de maîtriser le langage.
Je passais chez une de mes connaissances et m’arrangeait pour me faire transporter hors de la ville. Ce ne fut pas difficile de la convaincre. Quelques sourires, quelques souvenirs d’une nuit passée ensemble et nous étions en route pour Watford.
Alors que nous nous baladions, bercés par ses soupirs amoureux je n’arrêtais de jeter des regards affolés autour de moi. Les plantes. C’était ma solution. J’en connaissais certaines mais la plupart représentaient l’inconnu le plus total. Leurs couleurs, parce que je ne les avais jamais observées me frappaient comme d’autant plus vivace. Nous tournions autour d’un petit lac lorsque je la vis.
Une simple tige qui menait à une fleur magnifique d’un violet très pâle. La fleur pendait au-dessus de l’eau calme et projetait son fébrile reflet sur la surface inaltérée. Je la trouvais simplement stupéfiante. Je n’avais jamais contemplé quelque chose d’aussi beau. Les couleurs s’adaptaient à la perfection à la lumière faiblissante du jour.
Pour être sûr que c’était bien là ce que je cherchais, je tentais de la décrire avec des mots. Je n’y parvenais pas, ou avec une insupportable difficulté, et je retrace ici le meilleur de mes tentatives. Ce que je ne parvins jamais à décrire avec des mots fut la sensation que j’éprouvais en contemplant cette magnifique plante. La seule chose dont j’étais certain c’est qu’un sentiment puissant et inéluctable me balayait à cet instant précis. J’avais perdu pied avec la réalité. Rien ne comptait plus que ce qui envahissait mon être. J’en avais positivement oublié ma compagne.
Je ne revins à moi que quelques minutes plus tard, secoué par celle-ci. Je la regardais droit dans les yeux.
« Je dois retourner à Londres ».
Lorsque je passais la porte surplombée du vitrail, quelques heures plus tard, Tom m’attendait en tirant sur son brûle-gueule. Je m’assis sur le tabouret face à lui et déposais la plante sur la table entre nous.
Pendant un long moment il ne réagit pas. Je voyais toutes sortes de souvenirs traverser ses yeux.
« T’as bien cherché ! » Grogna-t-il en se levant et se dirigeant vers l’atelier.
Il remonta un peu après avec une large cloche de verre. Il la posa sur la table, glissa la plante en dessous. Il ouvrit une petite boîte apparue de sa poche et en tira une fourmi qu’il plaça sur la fleur. Puis il tapota sa pipe sur le bureau. La braise tomba du foyer de l’objet sur la robe violette. Il s’empressa de rabattre la cloche de verre.
« Regarde bien maintenant ! »
Je me penchai et regardai avec un peu plus d’attention. La fourmi avait quitté la fleur qui s’embrasait. De légers volutes rosés s’élevaient dans l’espace clos de la cloche de verre. Je reconcentrais mon attention sur la fourmi. Elle s’était rapprochée de la paroi. Elle essayait de pousser le verre de toutes ses forces. Les volutes remplissaient maintenant tout l’espace et le pauvre petit être se contorsionnait. Je voyais les spasmes de douleurs qui la traversait. Quelques secondes plus tard, ce minuscule corps s’effondrait sur le bois de la table, inerte.
« C’est un choix étrange que t’as fait, étrange mais beau. La Datura Stramonium, l’herbe au fou est un puissant hallucinogène. Elle assèche les muqueuses, génère une confusion mentale et, comme tu l’as vu, peut tuer les organismes les plus fragiles. Elle est encore plus dangereuse que ça. » Le temps de pause qu’il marqua à ce moment me laisse encore aujourd’hui une impression d’étrangeté ineffable. « Mais elle est magnifique. Mon dieu qu’elle est belle. On n’oublie jamais la première fois qu’on rencontre une fleur aussi magnifiquement dangereuse ».
Je ne posai pas la question qui me brûlai les lèvres. Nul besoin. Il se leva et tira deux verres du tiroir qu’il plaça devant nous, puis remplit de whiskey.
« Moi c’était il y a bientôt dix ans. A l’époque je ne me rendais pas compte que ce que je sentais, les autres n’en avait aucune idée. Sans ce talent je me tournais vers des métiers plus faciles à exercer. Je me mettais au service de gens suffisamment riches pour s’attacher les services d’un valet. Le problème était que les grandes familles, celles qui payent le mieux, sont très pointilleuse sur les recommandations. Je n’en avais aucune, je changeais donc presque tous les mois d’employeur.
Et un jour, ce fut ma chance. Dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentées de la belle Angleterre, un riche propriétaire vint s’installer. Il avait racheté une vieille abbaye qu’il avait fait rénover avec extravagance. Il embauchait du personnel et il n’avait cure des recommandations que pouvaient avoir les uns et les autres. Je fus rapidement embauché.
Les premiers mois furent chargés en travail. Nous étions tous occupés à déployer des richesses ridiculement royales dans chacune des pièces de l’ancienne abbaye. Le patron, comme on l’appelait, était très minutieux. Tout devait être réalisé selon ses désirs, selon sa volonté.
Cet homme m’intriguait énormément et j’appris vite son histoire. Héritier d’une petite richesse, il s’était marié tôt. Malheureusement son épouse mourut rapidement. On m’a raconté que cette femme, Ligeia, s’était battue de toute la force de sa volonté contre Azraël qui venait la chercher. En vain hélas ! On voyait dans le visage rongé de mon maître, émincé, un peu plus chaque jour qu’il ne pourrait jamais oublié ou aller plus loin que cet amour perdu.
C’est pourquoi nous fûmes très surpris quand il prit pour nouvelle épouse lady Rowena Trevanion de Tremaine. Personnellement, j’étais inquiet, rien de bon ne pouvait sortir d’une relation ainsi hantée par un fantôme.
La période qui suivit ne fit que confirmer mes pires craintes. J’étais le valet personnel de mon employeur. J’étais son ombre et je passais presque plus de temps dans son aile que dans les quartiers du personnel. Je ne peux plus compter le nombre de regards nostalgiques, les repas manqué, les signes d’évidente et d’infinie tristesse. Chacune de ces choses frappait lady Rowena comme un couteau dépèce un cadavre. Elle s’étiolait de jour en jour. Chaque matin, je me levais la peur au ventre, me demandant si ce jour là serait celui de la mort de mon employeur.
Le mal apparût très soudainement. Lady Rowena fut frappée par la première attaque, d’une maladie qui m’est toujours mystérieuse. Elle ne s’en remit que très lentement. Alors qu’on la croyait parfaitement guérie, une nouvelle attaque la força à reprendre le lit.
Et j’arrive maintenant au sujet de mon histoire, mais toute cette explication était nécessaire, tu le verras.
Un soir, vers la fin septembre, en plein cœur de la nuit, mon maître me fit mander en urgence. Lady Rowena était au plus mal. Mon maître et moi fûmes à son chevet toute la nuit. Je ne cessais pas de faire des allers – retours entre les cuisines et la chambre pour apporter profusion d’eau chaude et toute décoction que pouvait me demander cet homme au visage buriné de douleur. Mais plus le temps passait, plus les heures avançaient, plus nos efforts semblaient minces. Chaque minute qui passait devait rappeler à mon maître les instants douloureux de la disparition de Ligeia, sa première femme. On l’entendait murmurer de temps à autres des phrases obscures qui parlaient de volonté, d’échec et d’Azraël. Lorsque sa fatigue fut à son comble, je jurerai même l’avoir entendu appeler Lady Rowena par le nom de Ligeia.
La deuxième nuit fut un véritable calvaire et pour tout le personnel cette fois-ci. L’abbaye grouillait d’une activité digne d’une ruche en pleine effervescence. Nous étions une troupe entière qui s’activait à maintenir vivace une flammèche qui ne cessait de de vouloir s’éteindre.
A un moment particulier de la nuit, mon maître s’approcha de la malade pour lui faire boire quelques gorgées de vin chaud. Son regard prit une teinte bien particulière. Il voyait quelque chose qui nous échappait. J’en étais certains. Je le sentais. Je le sentais littéralement. Une odeur étrange s’était glissée dans la pièce. Ce parfum là insensé. Il n’aurait jamais du pouvoir exister. C’était le parfum d’une volition pure. Une idée, si puissante que d’elle émanait une fragrance proprement fascinante. Une fragrance contre nature. Choquante de par sa simple existence et ahurissante de puissance. Cette odeur ne se maintint qu’un instant dans l’air. Elle disparut aussi rapidement qu’elle était apparue. Mais je demeurais mal à l’aise. Cette volition qui n’aurait pas dû être allait changer les choses, en mal.
A l’aube du troisième jour, tout espoir était perdu. Le soir, les serviteurs s’occupèrent de préparer le corps de Lady Rowena pour la mise en bière et laissèrent mon maître à son chevet. Je passais devant la porte de leur chambre dans l’ancienne tour lorsque je sentis à nouveau ce parfum fascinant.
Je m’assis donc devant la porte et j’attendis de voir ce qui allait se passer. Je dus attendre longtemps et je m’endormais jusqu’à ce que j’entende mon maître s’affairer dans la chambre. Il pouvait bien être minuit à ce moment-là. La lumière sous le pas de la porte se déplaçait. La fragrance s’était faite de plus en plus forte.
C’est là que la chose la plus effrayante de ma vie s’est produite.
J’entendis le bruit de quelqu’un qui descendait du lit au centre de la pièce, lors même que mon maître était supposément au centre de la pièce. Le parfum changea alors de nature. Ce qui n’était que pure volition avait récupéré une identité propre. Je ne sentais plus une volonté mais bien une personnalité. C’était une personne que je n’avais croisée avant. Un être que je n’avais jamais senti auparavant.
Mon maître hurla. Je fracassais la porte pour voir cette scène que je n’oublierai jamais.
Lady Rowena, ou devrais-je dire, le corps de la défunte se tenait droit, debout au milieu de la pièce. Mon maître était à genoux devant elle. Il hurlait comme fou.
« Lady Ligeia ! LADY LIGEIA ! »
En tombant à genoux, il avait renversé le candélabre et le feu se répandait dans la pièce détruisant tout sur son passage. L’odeur de la personnalité se mua en cette odeur que je viens de te faire sentir. L’odeur de l’herbe aux fous.
À ce moment, pris de panique j’ai fui. Le lendemain quand on ramassa les débris, l’odeur de cendre et de destruction brûlait les narines. Mais au-dessus de tout cela dominait encore l’odeur de la Datura Stramonium. L’odeur de la pure volonté destructrice. L’odeur de la personnalité ressuscitée. L’odeur de la mort. »
Ce que m’a raconté Tom m’effraie et me fascine. Je l’ai écrit ici mais plus jamais ne veut m’en souvenir. Non jamais plus…