La terrible mésaventure d’un certain Tom O’Badil

En l’honneur d’un auteur trop décrié

« Incompréhensible, ce parfum, indescriptible, impossible à classer d’aucune manière, de fait il n’aurait pas dû exister. Et cependant il était là, avec un naturel parfait et splendide. »

Patrick Süskind

En juin 18.. je fis une rencontre des plus singulières. Alors que j’errais sans but précis, par une fiévreuse après midi dans les tristes rues de Londres, je tombais sur Tom O’Badil.

Ces rues de la capitale sont de longues successions de rocambolesques échoppes. On y croise de tout. Le son des harangues des serveurs se mêle au tintement des cloches à l’entrée des magasins. Les pierres noircies par l’air saturé des productions industrielles jugent de toute leur hauteur ce pastiche de société humaine. J’aimais énormément cette ambiance indécise de Londres. La ville était le centre névralgique de toute l’innovation technique et le berceau de toute la foi du pays. La balance du monde ne savait pas où se pencher et tout un chacun hésitait entre la splendeur secrète du mysticisme et la gloire universelle de la science. L’architecture en était la preuve la plus évidente. Les cathédrales, massives, puissantes et inaltérables, se moquaient des vastes cheminées industrielles qui, elles, recrachaient leur venin en d’épaisses fumées venues occulter le ciel.

La rue où je me trouvais était une de ces lignes de démarcation, un de ces no man’s land dans cette guerre de pierre et de foi. Au milieu des différentes façades, il y en avait une positivement intrigante. Un gigantesque vitrail s’enfonçait dans la paroi juste au-dessus de la porte. La scène qui y était représentée ne s’effacera jamais plus de ma mémoire.

L’œuvre d’art représentait Saint Georges dans son combat contre Azraël. Toutefois n’importe quel observateur attentif eut été choqué. L’ange déchu n’était pas en mauvaise posture ; bien au contraire. L’affrontement semblait être celui de deux forces égales. L’armure flamboyante du Prince de ce Monde masquait d’ailleurs le faible éclat de la pointe d’Ascalon. Pour seul titre ou explication était enluminée cette phrase : Gloria Victis.

Je rentrais dans le magasin. Pourquoi ? Je ne sais pas. Enfin non, je ne le sais que trop en réalité. J’ai toujours eu, d’aussi loin que je puisse me souvenir, une fascination presque morbide pour l’ésotérisme, le surnaturel. Tout ce qui peut être au-dessus de cet homme arrogant qui se pavane en vainqueur aux quatre coins du monde, alors qu’il est la plus chétive créature que Gaïa ait jamais accueilli en son sein, tout cela me plait. Pour moi, Saint Georges est l’incarnation de cet homme chanceux. Il me plait bien ce personnage, embrigadé malgré lui dans un combat qui le dépasse en tous points. Il ne triomphe que parce que Dieu en a décidé ainsi. Malheureusement on détourne bien trop souvent l’histoire de ce veinard en la glorieuse épopée de la supériorité humaine. Et ça ne me plait pas.

Je n’avais jamais vu vitrail plus délicieusement blasphématoire, plus agréablement ésotérique, plus évidemment proche de ce que je croyais être la vérité de ce combat. Cela me plaisait. Je rentrais.

La pièce principale du magasin était longue, mais pas large. Deux hommes pouvaient difficilement s’y avancer de front. Les murs étaient couverts d’armoires extrêmement hautes où s’alignaient à l’infini, des centaines, des milliers de flacons. Je déambulais songeur, attrapant d’un coup d’œil de ci de là quelques intitulés. Rose, Jasmin, Saule, Lila. La taille et les couleurs des bouteilles étaient aussi variées que leurs noms.

Un toussotement me tira de ma rêverie. Tom O’Badil était là qui m’attendait au comptoir.

« Je peux vous aider m’sieur ? »

Il avait une quarantaine d’années. Son crâne était criblé de tâches incarnadines. C’était un nez, du moins c’est ainsi, me dit-on, que l’on nomme les gens de sa profession.

Je me liais d’une amitié sincère et profonde avec lui. Il se trouvait, à l’époque, que je venais d’être chassé de mon logement dans la capitale par quelque tenancière aigrie, peu scrupuleuse mais fort inquiète de la nature aléatoire de mes revenus d’écrivain. Tom m’accueillit à bras ouverts dans l’appartement qu’il occupait au-dessus de sa parfumerie.

De cette rencontre naquit une très profitable collaboration. Si l’étrangeté du vitrail et de sa devanture attirait son lot quotidien de curieux, ses fragrances lui valaient les louanges des familles les plus aisées, les plus nobles et surtout les plus riches de la très vieille Angleterre.

J’appris beaucoup aux cotées de Tom. Les trois notes d’un parfum et leur subtil arrangement n’avait, après quelques mois, guère plus de secrets pour moi. Il m’enseigna toutes les vertus du parfum, plaire et être agréable n’en étant que les plus petites. On peut, avec le parfum adéquat, transmettre un sentiment, modeler un désir, et même sculpter toute une personnalité. Pour un homme ambitieux, l’art de l’agencement des plantes odoriférantes peut être une arme de première qualité. Alors qu’il m’enseignait tout cela, j’entretenais en moi-même la chimère de la rédaction d’un traité d’histoire. Et si ce n’était pas un traité et bien ce serait un roman. Je rêvais de raconter l’histoire des grandes intrigues politiques, de l’aura, du destin mais sous le prisme des odeurs. Je rêvais de montrer au monde qu’en réalité le charisme et le talent d’une personne ne provient généralement que de son odeur. Mais ce projet fut effacé par une histoire tellement plus fantasmagorique, issue des révélations de Tom. Peut être reviendrais-je un jour sur ce vieux rêve, mais je dois d’abord m’attacher à raconter ce que j’ai appris et qui dépasse l’entendement.

Si le nom de Tom O’Badil est aujourd’hui tombé dans l’oubli, sa maestria et son ingéniosité ont laissé, quant à elles, de nombreuses traces. Pour ne citer qu’un exemple, chaque fois que je parle de lui, je pose la même question : « Pourquoi entrez-vous dans une boulangerie ? ». Pour me procurer du pain. Pour acheter un en-cas, un sandwich. Ce sont les réponses que j’entends le plus souvent. Pourtant, invariablement, au détour de la conversation, vient la même assertion. L’odeur du pain qui sort tout juste du four me donne envie de rentrer.

Savez-vous que dans beaucoup de grandes villes, le pain n’est même pas produit dans la boulangerie ? Il est livré. Mais chaque fois, la même délicieuse odeur de pain qui sort du four s’étend dans la rue. Ce fut Tom qui la première fois eut l’idée de toujours diffuser ou accentuer cette odeur pour attirer le passant. Aujourd’hui cette pratique est monnaie courante.

Le génie que je voyais dans cet homme et dans son art me fascinait. Chaque jour j’apprenais davantage à ses cotées. Il y avait entre sa vocation et la mienne un nombre étonnant de similitudes. Les vers que je ciselais par l’ajout millimétré de mots et de sentiments, il les laissait se répandre dans l’air par l’association fructueuse de telle et telle plante. Les histoires que je déroulais selon un ordre parfaitement cadencé, il les narrait dans les altérations et les estompements de ses fragrances.

Néanmoins, tout ce talent s’accompagnait d’une singulière lacune du discours. Pour un esprit aussi subtil, les mots étaient de biens grossiers instruments pour s’exprimer. Je me mis donc à l’aider en boutique. J’accueillais la clientèle. Je faisais l’éloge des dernières créations. Les esprits des clients trop obtus pour se laisser conquérir par le raffinement des parfums tombaient irrémédiablement sous le joug de mes mots. A l’aristocratie, je servais du Sir ou du Mylord ; et donnais du Monsigniore à qui mieux mieux aux prêtres plus intéressés par la coupe de la soutane et l’odeur du sermon que par le service du Seigneur.  Je multipliais les courbettes et autres galanteries aux ladies venus sur une quelconque extravagance se procurer les dernières ingéniosités de cet étrange O’Badil. J’avais réagencé toutes les étiquettes des flacons pour que tous y trouvent les niaises flâneries poétiques qui conviennent si bien aux fleurs des champs et au matins ensoleillés. J’excellais réellement dans l’art de vendre aux benêts de passage. Et si la réputation de Tom n’était plus à faire, je refis néanmoins son chiffre d’affaire.

Si je pensais m’être rapidement lié d’amitié avec le maître des parfums, le 5 novembre 18.. me le fit connaître totalement. La journée avait magnifiquement commencé. Nous nous étions retrouvés à cinq heures du matin, Tom et moi. Il m’avait transmis les instructions. Après ça, il était descendu à la cave, dans son occulte atelier.

Sur les coups de dix heures, une jeune femme qui était déjà venu plusieurs fois au magasin se présenta. Je la reconnu immédiatement car au cours de sa première visite, elle m’avait frappé par sa beauté. Elle était rousse, grande et de larges yeux verts illuminaient son visage.

Dans un sourire angélique elle me demanda :

« Bonjour monsieur, je suis extrêmement intéressée par votre parfum songes vespéraux, mais je suis sujette à certaines allergies et j’aimerai savoir quels ingrédients il contient. J’adore l’odeur des plantes, mais certaines me sont néfastes. Après tout, même une rose a des épines… »

Elle était radieuse. Toutefois j’étais bien embarrassé. Cette pièce était la dernière création de Tom et il en gardait jalousement le secret. Il y avait bien un endroit où je pouvais trouver au moins le nom des différents éléments. Tom disposait d’un grand recueil de toutes les plantes et simples qu’il utilisait dans ses différentes concoctions. Juste les ingrédients. Jamais les quantités. Je m’étais toujours demandé s’il faisait ça par excessive défiance ou par volonté artistique d’une œuvre éphémère. Toujours est-il que je me retrouvais dans une posture fort désagréable. Aller chercher cet ouvrage prendrait beaucoup de temps. Sans proportion des ingrédients il n’était d’ailleurs même pas certain que cela réponde à sa requête.

L’apparition de Tom coupa court à mes pensées.

Il n’y eut pas un mot.

Son regard se planta immédiatement dans les yeux de la belle demoiselle. Une sorte d’amusement ridicule succéda à une note de colère. Elle tourna immédiatement les talons et quitta la boutique. Je restais abasourdi.

« Tu vois la jeune fille qui vient de partir ? » Lâcha Tom en me tournant le dos, affairé à quelque recherche dans les étalages. « C’est pas la première fois qu’elle vient. »

Il récupéra deux flacons et se dirigea vers l’escalier qui menait au sous-sol sans un regard pour moi. Il s’arrêta net devant le palier, comme si quelque chose lui revenait tout à coup.

« La dernière fois, elle m’a demandé les ingrédients d’une de mes nouveautés. Elle était allergique qu’elle disait. Le lendemain je me ballade dans la ville et je renifle une odeur bien étrange. Les mêmes plantes. Je te promets que ça m’a fait un choc. C’est une voleuse mais une mauvaise voleuse. Tous les artistes sont des voleurs tu devrais le savoir. Mais nous on vole quelque chose qu’on aime d’un amour passionnel. Ce qu’on a volé on en prend plus soin que si c’était le plus beau des trésors. On vole la nature, ses sentiments, sa grandeur et sa force. Elle, elle vole un homme, ça n’a pas d’intérêt. Si tu ne comprends pas ce que je veux dire, tu as ton après-midi. Va commettre un saint larcin et ne revient qu’avec un sentiment et une odeur véritable ».

Perdu dans mes pensées je n’entendis même pas le lourd pas de mon ami sur les marches qui mènent à la cave.

Aussi étrange que cela puisse paraître, cette proposition m’avait énormément séduit. Je laissais donc là mes préoccupations de la journée et je partais me balader, guettant « le sentiment et l’odeur véritable ».

Cette première tentative fut un échec pitoyable. Tout autour de moi avait un nom. Chaque élément architectural, chaque vêtement, même chaque odeur me ramenait à un mot que je connaissais. Ce mot avait été classé, répertorié, détaillé dans mille dictionnaires, dans des milliers de pages de romans que j’avais lus. Rien n’avait l’envoûtant masque de l’inconnu. Devant moi ne s’étalaient que des trillions de scènes anonymes que j’aurais fort bien pu décrire en peu de lignes.

Ce fut à ce moment, je crois, que je repensais à Tom et à sa difficulté de maîtriser le langage.

Je passais chez une de mes connaissances et m’arrangeait pour me faire transporter hors de la ville. Ce ne fut pas difficile de la convaincre. Quelques sourires, quelques souvenirs d’une nuit passée ensemble et nous étions en route pour Watford.

Alors que nous nous baladions, bercés par ses soupirs amoureux je n’arrêtais de jeter des regards affolés autour de moi. Les plantes. C’était ma solution. J’en connaissais certaines mais la plupart représentaient l’inconnu le plus total. Leurs couleurs, parce que je ne les avais jamais observées me frappaient comme d’autant plus vivace. Nous tournions autour d’un petit lac lorsque je la vis.

Une simple tige qui menait à une fleur magnifique d’un violet très pâle. La fleur pendait au-dessus de l’eau calme et projetait son fébrile reflet sur la surface inaltérée. Je la trouvais simplement stupéfiante. Je n’avais jamais contemplé quelque chose d’aussi beau. Les couleurs s’adaptaient à la perfection à la lumière faiblissante du jour.

Pour être sûr que c’était bien là ce que je cherchais, je tentais de la décrire avec des mots. Je n’y parvenais pas, ou avec une insupportable difficulté, et je retrace ici le meilleur de mes tentatives. Ce que je ne parvins jamais à décrire avec des mots fut la sensation que j’éprouvais en contemplant cette magnifique plante. La seule chose dont j’étais certain c’est qu’un sentiment puissant et inéluctable me balayait à cet instant précis. J’avais perdu pied avec la réalité. Rien ne comptait plus que ce qui envahissait mon être. J’en avais positivement oublié ma compagne.

Je ne revins à moi que quelques minutes plus tard, secoué par celle-ci. Je la regardais droit dans les yeux.

« Je dois retourner à Londres ».

Lorsque je passais la porte surplombée du vitrail, quelques heures plus tard, Tom m’attendait en tirant sur son brûle-gueule. Je m’assis sur le tabouret face à lui et déposais la plante sur la table entre nous.

Pendant un long moment il ne réagit pas. Je voyais toutes sortes de souvenirs traverser ses yeux.

« T’as bien cherché ! » Grogna-t-il en se levant et se dirigeant vers l’atelier.

Il remonta un peu après avec une large cloche de verre. Il la posa sur la table, glissa la plante en dessous. Il ouvrit une petite boîte apparue de sa poche et en tira une fourmi qu’il plaça sur la fleur. Puis il tapota sa pipe sur le bureau. La braise tomba du foyer de l’objet sur la robe violette. Il s’empressa de rabattre la cloche de verre.

« Regarde bien maintenant ! »

Je me penchai et regardai avec un peu plus d’attention. La fourmi avait quitté la fleur qui s’embrasait. De légers volutes rosés s’élevaient dans l’espace clos de la cloche de verre. Je reconcentrais mon attention sur la fourmi. Elle s’était rapprochée de la paroi. Elle essayait de pousser le verre de toutes ses forces. Les volutes remplissaient maintenant tout l’espace et le pauvre petit être se contorsionnait. Je voyais les spasmes de douleurs qui la traversait. Quelques secondes plus tard, ce minuscule corps s’effondrait sur le bois de la table, inerte.

« C’est un choix étrange que t’as fait, étrange mais beau. La Datura Stramonium, l’herbe au fou est un puissant hallucinogène. Elle assèche les muqueuses, génère une confusion mentale et, comme tu l’as vu, peut tuer les organismes les plus fragiles. Elle est encore plus dangereuse que ça. » Le temps de pause qu’il marqua à ce moment me laisse encore aujourd’hui une impression d’étrangeté ineffable. « Mais elle est magnifique. Mon dieu qu’elle est belle. On n’oublie jamais la première fois qu’on rencontre une fleur aussi magnifiquement dangereuse ».

Je ne posai pas la question qui me brûlai les lèvres. Nul besoin.  Il se leva et tira deux verres du tiroir qu’il plaça devant nous, puis remplit de whiskey.

« Moi c’était il y a bientôt dix ans. A l’époque je ne me rendais pas compte que ce que je sentais, les autres n’en avait aucune idée. Sans ce talent je me tournais vers des métiers plus faciles à exercer. Je me mettais au service de gens suffisamment riches pour s’attacher les services d’un valet. Le problème était que les grandes familles, celles qui payent le mieux, sont très pointilleuse sur les recommandations. Je n’en avais aucune, je changeais donc presque tous les mois d’employeur.

Et un jour, ce fut ma chance. Dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentées de la belle Angleterre, un riche propriétaire vint s’installer. Il avait racheté une vieille abbaye qu’il avait fait rénover avec extravagance. Il embauchait du personnel et il n’avait cure des recommandations que pouvaient avoir les uns et les autres. Je fus rapidement embauché.

Les premiers mois furent chargés en travail. Nous étions tous occupés à déployer des richesses ridiculement royales dans chacune des pièces de l’ancienne abbaye. Le patron, comme on l’appelait, était très minutieux. Tout devait être réalisé selon ses désirs, selon sa volonté.

Cet homme m’intriguait énormément et j’appris vite son histoire. Héritier d’une petite richesse, il s’était marié tôt. Malheureusement son épouse mourut rapidement. On m’a raconté que cette femme, Ligeia, s’était battue de toute la force de sa volonté contre Azraël qui venait la chercher. En vain hélas ! On voyait dans le visage rongé de mon maître, émincé, un peu plus chaque jour qu’il ne pourrait jamais oublié ou aller plus loin que cet amour perdu.

C’est pourquoi nous fûmes très surpris quand il prit pour nouvelle épouse lady Rowena Trevanion de Tremaine. Personnellement, j’étais inquiet, rien de bon ne pouvait sortir d’une relation ainsi hantée par un fantôme.

La période qui suivit ne fit que confirmer mes pires craintes. J’étais le valet personnel de mon employeur. J’étais son ombre et je passais presque plus de temps dans son aile que dans les quartiers du personnel. Je ne peux plus compter le nombre de regards nostalgiques, les repas manqué, les signes d’évidente et d’infinie tristesse. Chacune de ces choses frappait lady Rowena comme un couteau dépèce un cadavre. Elle s’étiolait de jour en jour. Chaque matin, je me levais la peur au ventre, me demandant si ce jour là serait celui de la mort de mon employeur.

Le mal apparût très soudainement. Lady Rowena fut frappée par la première attaque, d’une maladie qui m’est toujours mystérieuse. Elle ne s’en remit que très lentement. Alors qu’on la croyait parfaitement guérie, une nouvelle attaque la força à reprendre le lit.

Et j’arrive maintenant au sujet de mon histoire, mais toute cette explication était nécessaire, tu le verras.

Un soir, vers la fin septembre, en plein cœur de la nuit, mon maître me fit mander en urgence. Lady Rowena était au plus mal. Mon maître et moi fûmes à son chevet toute la nuit. Je ne cessais pas de faire des allers – retours entre les cuisines et la chambre pour apporter profusion d’eau chaude et toute décoction que pouvait me demander cet homme au visage buriné de douleur. Mais plus le temps passait, plus les heures avançaient, plus nos efforts semblaient minces. Chaque minute qui passait devait rappeler à mon maître les instants douloureux de la disparition de Ligeia, sa première femme. On l’entendait murmurer de temps à autres des phrases obscures qui parlaient de volonté, d’échec et d’Azraël. Lorsque sa fatigue fut à son comble, je jurerai même l’avoir entendu appeler Lady Rowena par le nom de Ligeia.

La deuxième nuit fut un véritable calvaire et pour tout le personnel cette fois-ci. L’abbaye grouillait d’une activité digne d’une ruche en pleine effervescence. Nous étions une troupe entière qui s’activait à maintenir vivace une flammèche qui ne cessait de de vouloir s’éteindre.

A un moment particulier de la nuit, mon maître s’approcha de la malade pour lui faire boire quelques gorgées de vin chaud. Son regard prit une teinte bien particulière. Il voyait quelque chose qui nous échappait. J’en étais certains. Je le sentais. Je le sentais littéralement. Une odeur étrange s’était glissée dans la pièce. Ce parfum là insensé. Il n’aurait jamais du pouvoir exister. C’était le parfum d’une volition pure. Une idée, si puissante que d’elle émanait une fragrance proprement fascinante. Une fragrance contre nature. Choquante de par sa simple existence et ahurissante de puissance. Cette odeur ne se maintint qu’un instant dans l’air. Elle disparut aussi rapidement qu’elle était apparue. Mais je demeurais mal à l’aise. Cette volition qui n’aurait pas dû être allait changer les choses, en mal.

A l’aube du troisième jour, tout espoir était perdu. Le soir, les serviteurs s’occupèrent de préparer le corps de Lady Rowena pour la mise en bière et laissèrent mon maître à son chevet. Je passais devant la porte de leur chambre dans l’ancienne tour lorsque je sentis à nouveau ce parfum fascinant.

Je m’assis donc devant la porte et j’attendis de voir ce qui allait se passer. Je dus attendre longtemps et je m’endormais jusqu’à ce que j’entende mon maître s’affairer dans la chambre. Il pouvait bien être minuit à ce moment-là. La lumière sous le pas de la porte se déplaçait. La fragrance s’était faite de plus en plus forte.

C’est là que la chose la plus effrayante de ma vie s’est produite.

J’entendis le bruit de quelqu’un qui descendait du lit au centre de la pièce, lors même que mon maître était supposément au centre de la pièce. Le parfum changea alors de nature. Ce qui n’était que pure volition avait récupéré une identité propre. Je ne sentais plus une volonté mais bien une personnalité. C’était une personne que je n’avais croisée avant. Un être que je n’avais jamais senti auparavant.

Mon maître hurla. Je fracassais la porte pour voir cette scène que je n’oublierai jamais.

Lady Rowena, ou devrais-je dire, le corps de la défunte se tenait droit, debout au milieu de la pièce. Mon maître était à genoux devant elle. Il hurlait comme fou.

« Lady Ligeia ! LADY LIGEIA ! »

En tombant à genoux, il avait renversé le candélabre et le feu se répandait dans la pièce détruisant tout sur son passage. L’odeur de la personnalité se mua en cette odeur que je viens de te faire sentir. L’odeur de l’herbe aux fous.

À ce moment, pris de panique j’ai fui. Le lendemain quand on ramassa les débris, l’odeur de cendre et de destruction brûlait les narines. Mais au-dessus de tout cela dominait encore l’odeur de la Datura Stramonium. L’odeur de la pure volonté destructrice. L’odeur de la personnalité ressuscitée. L’odeur de la mort. »

Ce que m’a raconté Tom m’effraie et me fascine. Je l’ai écrit ici mais plus jamais ne veut m’en souvenir. Non jamais plus…

Ceux que la vie sépare

No more let life divide
what death can join together.
P.B. Shelley

Je ne sais pas. J’écris cette phrase comme une sourde angoisse. Il y a quelque chose de différent dans cette ignorance. Quelque chose d’anormal. Mais je suppose que vous ne pouvez pas vraiment comprendre ce que je dis pour l’instant. Alors laissez-moi reprendre depuis le début, pour vous narrer la raison de mon affliction.

Par où commencer ? Il est rare, pour moi, d’éprouver une telle difficulté à commencer une histoire.

Peut-être devrais-je débuter avec ceci : elle vit selon mon désir. À chaque instant, sa poitrine se gonfle du souffle de vie que j’ai insufflé en elle. Mon regard bienveillant la couve et la protège. Je l’ai voulue rousse, aux yeux d’un vert profond, avec ce genre de regard où se lit toute la toile de son monde. Ses pensées sont les miennes, ou plutôt celles que je veux qu’elle ait. Elle m’aime, puisque je le désire. De temps à autre, un souffle de mon audace la parcourt, et elle ressent comme un frisson, un léger souffle. Elle ne peut pas savoir qui je suis. Alors, instinctivement, comme font les esprits humains, elle murmure cette fantaisie universelle. Elle murmure, si bas que nul ne peut l’entendre, sinon moi seul : « Dieu… ». Peut être suis-je cela à ses yeux ?

Mais vous ne comprenez toujours pas. J’ai commencé mon histoire trop tard, et je vous prie de m’en excuser. Laissez-moi vous guider dans un passé encore plus lointain, dans un monde plus proche.

Mon nom est Armand Desrosières. Vous n’avez probablement jamais entendu parler de moi. Mon métier n’est pas de ceux qui attirent la gloire. En 2xxx, j’étais encore étudiant à Paris. À l’université, je m’étais consacré alors à l’étude des lettres. J’apprenais à lire la poésie, à la comprendre. Je me vouais alors corps et âmes à la Littérature. Mais je n’avais qu’une seule envie, poignante, déchirante. Je voulais être auteur. Voilà, j’en suis sûr désormais, c’est par là qu’il faut que je commence.

C’est pendant ces années d’études que j’ai rencontré Joséphine. Elle était, comme je vous l’ai déjà décrite, grande, rousse, aux yeux verts. Elle avait une volonté propre, un esprit magnifique, une liberté incroyable. Par égard pour moi-même, je vous passerai les détails de mes fébriles tentatives pour attirer son regard. Toujours est-il que, par hasard ou par chance, elle daigna me sourire.

La suite de l’histoire est radieuse, profitez-en. Nous nous fréquentâmes pendant quelques années. Je ne me rappelle cette période que comme un songe entrecoupé de baisers haletants. Puis, au bout d’un temps, le bonheur et la tradition catholique de ma famille aidant, nous nous mariâmes. C’était le 15 mars 2xxx. La traditionnelle photographie du couple sortant de l’église gît encore sous mes yeux à l’heure où j’écris ces lignes.

Et cette magnifique romance continue. Tout y est parfait. Elle est enseignante, de latin, adulée par ses élèves de prépa. Et moi, je suis enfin ce que j’ai rêvé d’être : écrivain. Le bonheur dégoulinait dans ma vie, sans que j’aie le moins du monde conscience de ma chance. Quelques textes, que j’estimais pourtant médiocres, ont été vaguement appréciés de-ci de-là, et je suis devenu un écrivaillon à peu près discernable de mes pairs. Vous connaissez peut-être « L’homme pieux », ou Au nom des pères, ou bien encore « La Folie », tous écrits sous le même pseudonyme. Mais vous avez sans doute déjà entendu l’adage : une histoire d’amour qui finit bien est une histoire d’amour inachevée.

Joséphine aimait la musique, voyez-vous. Elle a assisté au pire concert de l’histoire du pays. Elle fut l’objet d’un deuil national.

Six mois après ce tragique événement, la France entière s’était résignée. Toutes ces morts inutiles étaient oubliées. Mais moi, je hurlais à plein poumons ma rage silencieuse, et ma tristesse vidait l’appartement peuplé de son souvenir. Les icônes, les croix, les chapelets, tout ce qui pouvait me rappeler Celui qui n’était pas intervenu, jonchaient le sol, détruits. J’errais comme un fou, entonnant d’une voix d’outre-tombe les paroles de Faust. Mais ce Dieu, que peut-il pour moi ? À moi Satan !

Et l’idée germa.

J’allais utiliser le seul don que j’avais pour massacrer cette terne et odieuse réalité. Je saisis mon stylo, et me mis à rêver, de toute ma force. Je me mis à rêver envers et contre le monde. Contre votre monde inique. Je me mis à rêver un monde, son monde. Je la fis naître à nouveau.

Je rendis, selon mon souvenir, tout ce que sa vie avait été. Je recréai sur le papier la Joséphine de mon passé. Je m’efforçai, autant que possible, de peindre d’elle le tableau le plus fidèle et le plus vivace de son âme. Je racontai son enfance, son adolescence, ses souffrances et ses joies, ses amitiés et ses amours, ses réussites et ses échecs. Notre rencontre. Je narrai, avec autant de précision que je le pouvais, tout ce que le réel avait fait d’elle. Tout, sinon ce sinistre soir de novembre. La suite, c’est moi qui l’ai imaginée.

Vous voilà désormais, je l’espère, plus proche de comprendre ce qui m’a bouleversé, et ce dont je vous parlai au début de ce texte.

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Dans le monde que j’ai rêvé, vingt-sept minutes se sont écoulées. Vingt-sept minutes que je n’ai pas rêvées. Cela vous paraît sans doute trop abstrait. Comment un rêve peut-il échapper à son concepteur ?

J’ai voulu laisser, dans son monde, des indices, des traces du réel. Pour que dans le rêve, nous soyons un peu plus proches. Pour que nos univers disjoints, pour que cette uchronie délicieuse porte en elle un peu du temps présent. Et, je ne sais comment, mon rêve a dû comprendre. J’en suis certain, mon rêve a compris. Il a compris ce qu’il était.

Ce matin, je le jure, en me replongeant sur mon ouvrage, sur son univers, je l’ai vue en train d’écrire une ligne. Elle s’est arrêtée, s’est tournée vers moi et me l’a montrée.

« Que la vie ne sépare plus, ceux que seule la mort peut réunir »

J’ai fait mes recherches, il s’agit d’une altération d’un vers de P.B. Shelley dans « Adonais ».

Elle sait.

Elle souffre.

Elle m’enjoint d’achever cette folie, j’en suis certain et ne peux plus l’ignorer.

C’est pour cela que je vous ai écrit ce texte, pour que vous sachiez. Car ce soir, je prendrai tous les feuillets qui composent le monde que j’ai bâti. Je les poserai autour de moi, et face à notre photo de mariage, je boirai un cognac. Je ferai de ce texte la plus belle des illuminations. Le rêve et moi brûlerons ensemble. Et son monde, qui est devenu un peu mon monde, flambera vers l’Azur, balayant largement son seuil étoilé. Et, porté par les volutes de ce brasier immense, je monterai jusqu’en les bras de celle qui fut tout pour moi et qu’en reniant l’Autre je nomme en murmurant : Dieu

Le vieux barde et le vieux druide

Laissez-moi vous conter l’histoire oubliée d’un vieux barde et d’un vieux druide. Tous deux, en passe de mourir, en proies aux dernières hallucinations de l’esprit déclinant se rendent au grand temple. Là, il y a une horloge – dieu sinistre, effrayant, impassible dont le doigt les menace et leur dit « Souviens-toi!»

Le vieux barde, remarquable orateur, s’avance en premier devant ce gosier de métal. Face à la question, il repense. Il repense à tous les gens qu’il a pu persuader. Mais il ne sait plus ce qu’il leur avait dit. Il ne revoit que des foules aphones. L’aiguille avance, et le fauche.

Vient le tour du vieux druide, cet écrivain prolixe. A l’injonction de cette bouche d’ombre, il répond comme ses maîtres avant. Il soutient que rien ne l’effraye, parce que le lecteur qui lira les textes qu’il a écrit les fera revivre à jamais.

Par l’écriture, celui qui a écrit ne meurt jamais, ou toujours ressuscite. Sa pensée est vivace et persuade toujours. Et sous le poids écrasant des pages de son grimoire, l’horloge se tait – à jamais.

Je continuerai donc plus tard l’histoire du très vieux druide.

Au matin de la vie

À Gérard de Nerval

Je me réfugiais en mes terreurs nocturnes
Tantôt recomposées en songe de mémoire
Et tantôt diluées en pages de grimoires :
Image hallucinée, ou courbes taciturnes.

De la mort à la vie, de la vie au cothurne,
Une figure émerge dans toute sa gloire.
Unité, Trinité, mélancolie sans soir
Elle trace au souffle le règne de Saturne.

Annoncée dans l’instant par la voix des prophètes,
Elle est fascinante d’éloquence muette.
Dans la brume rêvée du monde séculier,

S’imposent trois bêtes, semblables, dont la ligne,
À son propre départ à l’infini liée,
Libère — ou évoque — la lente ardeur des signes.

Nuit

À Dino Campana

Je le connais ce monde,
Parcouru d’espoirs,
De terreurs vagabondes.
Car quand vient le soir,
Comment puis-je le fuir ?
Il est en ma tête.
Il m’attire et m’aspire,
Tremblant me rejette
Plein d’illusions perdues,
Plongées dans mes larmes,
Noyées et répandues.
Océan de charmes ?

Mon esprit rugissant crie vers mon esprit sourd
Que ce monde est un mal qui veut qu’on l’exorcise
Les hommes aujourd’hui, sans savoir ce qu’ils disent
Appellent cauchemar ce que je nomme amour.

La Lêtefé – Chapitre 5

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La nuit était tombée, mais l’extérieur du Cabaret des Pistolets brillait de mille feux. Les bruits de la fête parvenaient jusqu’à la rue. De temps à autres quelques groupes sortaient boire leur bière dans le froid glacial. Un groupe de policiers arriva. Quelques uns entrèrent sans s’attarder. Trois pèlerines demeurèrent devant l’entrée, et finirent leur cigarette.

Ils pénétrèrent dans les lieux et saluèrent chaleureusement Marianne.

La soirée battit son plein pendant quelques heures. Les policiers s’y mélangèrent aux jeunes et firent danser les dames. Les échanges étaient cordiaux et la bière coulait à flots. Tout le monde saluait Roger qui se pavanait à côté de Gonzague. Marthe, quant à elle, discutait avec le capitaine Carion. Après quelques minutes animées, elle lui dit calmement, en dénouant ostensiblement ses cheveux :

« D’ailleurs, capitaine, comment se porte votre femme ?
— À ravir, il est d’ailleurs grand temps pour moi de la rejoindre, vous savez. »

Dans un hochement de tête, il se retourna et se dirigea vers la sortie. Il fit un bref signe à ses hommes, qui le suivirent. Il était sur le point de passer le seuil quand Gonzague s’écria au dessus du tumulte :

« Capitaine, vous nous quittez si tôt ? Marianne, apporte une dernière tournée à notre ami ! »

Gêné, l’officier fit demi-tour pour aller s’installer à la table de son hôte, alors que les autres policiers décampaient sans demander leur reste. Le regard sec que lui jetaient Marthe et Roger ne fit qu’accroître son malaise et il marchait d’un pas saccadé.

Gonzague repéra la table où s’était isolé Joseph, et s’installa à grands fracas à côté de lui. Il enjoignit le capitaine Carion à l’accompagner.

Marthe et Roger s’installèrent au comptoir pendant que Gonzague menait la conversation à sa table. Ils jetaient parfois des regards pressés vers la tablée.

« Alors comment s’est passé votre petite virée du côté de Ménilmontant ?
— Oh, rien de grave, chef. On a entendu parler d’une dispute chez les Apaches de là bas, sachant que vous n’étiez pas dans le coin, on s’est dit qu’on allait intervenir comme de bons citoyens. On a remis de l’ordre. Me remerciez pas. C’est un peu de ma faute si vous n’étiez pas là. »

Le capitaine ne s’éternisa pas plus que son verre et quitta l’établissement d’une démarche précipitée.

Joseph regretta vivement ce départ. Gonzague l’entretenait de toutes sortes de stratégies ignobles pour étendre son pouvoir. L’arrivée de Roger à la table fut comme une libération pour le pauvre journaliste.

Bonatout se pencha vers Gonzague pour lui murmurer:

« Dis, Gonzague, je voulais te demander une petite faveur. Vu que c’est ma fête ce soir, et tout ça.
— Demande. Répondit Gonzague à voix haute sans se soucier du ton intimiste
que Roger continuait d’adopter.
— Je voulais savoir si je pouvais passer la fin de soirée avec une des cocottes,
gratuitement j’entends.
— Aha, c’est bien gamin. Bien entendu, laquelle ?
— J’aurai bien aimé que ce soit Aphrodite.
— Bouge pas, je vais voir avec elle. »

Il l’appela d’un geste rapide. Elle vint s’asseoir près d’eux. Joseph crut entendre
Marthe répondre :

« J’aurais préféré être avec toi. »

Un sourire pervers se dessina sur les lèvres du chef des Apaches.

« Et pourquoi pas, reprit-il, pourquoi pas. Ça te tente de le faire à trois Bonatout ? Mais où sont mes manières. Pourquoi à trois ? À quatre ! Ça te tente pas Jo, de foutre à la dragonne avec nous ? »

Joseph baissa les yeux.

« Bah alors mon petit Jo, tu veux pas ? Ça fait combien de temps que t’as pas baratté une coquine ? »

Le journaliste regarda la table. Gonzague arborait son air le plus vicieux. Roger gardait une attitude amène. Marthe avec un éclat taquin dans les yeux. Il la voyait sous un autre jour; ses formes semblaient plus soulignées, son visage plus radieux, sa poitrine plus accueillante. Il chassa vivement de telles pensées, pour répondre timidement :

« Non Gonzague, très peu pour moi, je préfère rester boire tranquillement ici.
— Comme tu voudras. »

Les trois comparses quittèrent la table pour monter à l’étage. Du coin de l’œil, Joseph vit Bingo les suivre discrètement.

Ce ne fut que lorsque le coup de feu éclata que Joseph comprit ce qui se tramait depuis le matin. Il bondit de sa chaise quand il l’entendit. Au même moment, une moitié des Apaches avaient tiré lames et revolvers pour les pointer vers le reste de la bande.

Pendant un moment un silence de mort s’instaura.

« Où est Bingo ? demanda Morue d’une voix glaciale. »

Au même moment, le corps inerte de Bingo roula dans l’escalier. Gonzague bondit
par dessus en hurlant :

« Aux traîtres ! Ces bâtards ont essayé de m’estourbir. »

D’un coup, un gigantesque vacarme envahit l’établissement. Comprenant ce qui était en train de se passer, les membres menacés de la bande profitèrent de la surprise de leurs assaillants pour riposter. Au milieu de ce tohu-bohu, l’ethnographe autoproclamé gardait le regard braqué sur Gonzague qui cherchait désespérément une issue de secours. Le chef menacé des Apaches posa un regard meurtrier sur le journaliste qui se tenait près de la porte. Il dégaina Célestine. Joseph Joséphin baissa les yeux et s’écarta docilement alors que Gonzague de Belleville traversait la salle en quelques enjambées. Il passa la porte comme un boulet de canon et fut englouti par l’obscurité régnant dans la rue.

J’ai retranscrit fidèlement les événements dont j’ai été témoin au sein de la bande des Apaches de Belleville. J’ai essayé d’en retirer tous les éléments nécessaires à une ethnographie de la délinquance juvénile. Ce qui m’a le plus frappé, et que je me dois de souligner une dernière fois, est une indifférence chronique. Une fois leur chef renversé par ce semblant de rébellion, alors même qu’il avait fui, nulle recherche, nulle exécution sommaire. Ces jeunes barbares ont continué de faire ce qu’ils font le mieux. La fête. Une fête presque tribale, buvant et forniquant à foison sans se soucier des conséquences, la lêtefé comme ils l’expriment dans leur jargon infâme.

Joseph Joséphin, Journal d’un ethnographe en terre apache.

La Lêtefé – Chapitre 4

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Le Café des Étoiles était un agréable établissement, presque contigu au Cabaret du Pistolet, et où Joseph se sentait bien plus à l’aise. Il avait désormais ses habitudes, et une place près de la fenêtre avait sa faveur. Il griffonnait sans discontinuer sur une feuille, selon ce qu’il comprenait des propos du capitaine Alfred Carion.

« Et cette décadence de la jeunesse, cela ne vous gêne pas de l’encourager ? Ce sont quand même des enfants qui se prennent pour des adultes.
— Vous savez, monsieur, moi je sais pas trop. Je venais là avant que ce soient eux qui gèrent, je viendrai là après. Faut qu’un homme évacue, sinon il devient fou. J’y peux rien moi, vous savez. Après, qui c’est qui gère, c’est pas mon affaire. Et puis ils sont pas plus méchants qu’un autre, vous savez. Il faut juste pas se les mettre à dos. Mais sinon c’est des gars corrects. Et puis ils viennent de loin, eux. Ils ont réussi à s’en sortir mieux que ces gamins qui crèvent dans les rues. Alors les aider, c’est un peu notre boulot à tous.
— J’entends. Cependant, vous êtes le représentant de la loi.
— La loi, ça, je connais pas trop, monsieur. Moi j’essaie juste de protéger les gens.
Mais les bonnes gens. Les bonnes gens les voient comme des délinquants, alors s’il leur
arrive des problèmes, je les protégerai pas, c’est tout. Mais leur dites pas, s’il vous plaît. Je veux pas de problème, vous savez. »

L’entretien s’éternisait depuis presque une heure, tant l’officier était loquace. Il ne semblait pas se soucier du fait qu’il était officiellement en service, et que boire des verres au café n’était pas la meilleure manière d’assurer l’ordre dans Paris.

La porte du café s’ouvrit brusquement, et Gonzague entra, talonné par Roger. Ils s’assirent tous deux, le chef à côté de Joseph, face au capitaine, et Bonatout sur le dossier de sa chaise, comme à son habitude. Une serveuse se précipita vers eux, et servit quatre pintes de blonde :

« C’est sur la maison, murmura-t-elle en baissant les yeux. »

Sans lui accorder un regard, Gonzague saisit la boisson et but à longues goulées, laissant couler le breuvage à la commissure de ses lèvres.

« Capitaine, j’avais oublié de vous préciser quelque chose ce matin. Le quartier de Ménilmontant est très sûr, l’ordre y règne. Je ne crois pas qu’une patrouille de vos gars ait besoin de s’y trouver entre sept et huit heures ce soir. »

Le policier soupira et répondit :

« Je comprends ce que vous dites, mais certains de mes hommes ont l’habitude d’y être à cette heure là. Ils aiment le calme du quartier, vous savez. »

Joseph griffonnait avec intérêt sur son petit carnet. S’il ne se trompait pas, après la demande devait venir ou la carotte, ou le bâton. Ou les deux.

« Je vois bien. Seulement le quartier peut s’agiter de temps à autres. On voudrait pas que vos amis reviennent blessés.
— Que vont-ils faire de tout leur temps perdu ?
— Se préparer pour notre petite sauterie. Et comme je suis pas radin, je pense qu’on peut les aider un peu. »

D’un geste sec, il rappela la serveuse et lui murmura quelques instructions. Elle revint rapidement avec une bourse, que Gonzague posa sur la table, devant le capitaine.

« Et puis rassurez vous, chef, on sera accompagnés d’un grand. Je pense que petit Jo a très envie de nous accompagner. N’est-ce pas ? »

Roger se dirigea vers les toilettes alors que Joseph, mal à l’aise, balbutiait une mauvaise excuse pour ne pas venir.

« Mais si, mais si. Ça sera très bien, ça t’aidera à rédiger ton papier. D’ailleurs faut qu’on y aille si on veut pas être en retard. »

Joseph le suivit de son pas boiteux, avec un air résigné. Ils passaient la porte quand il remarqua du coin de l’œil Roger en train de se rasseoir près de l’officier qui finissait sa bière.

« Whiskey ! »

Le propriétaire de la voix posa sa main à plat sur le comptoir. Cinq étoiles y étaient tatouées.

Le Bar du Poète Disparu était animé. La lumière tamisée se reflétait sur les grands pans de boiserie, et se diffusait dans la chaleur ambiante. Les discussions fusaient. Le nom d’un certain Roger était mentionné à certaines tables. Chaque fois, celui qui le prononçait soit frappait du poing sur la table soit s’agitait sur son fauteuil. Quelques badauds traînaient entre les tables. L’un d’eux, une bière à la main s’engagea vers la sortie. Il passa la porte et fut absorbé par la rue, qui le recracha un instant plus tard.

Il revint dans la salle, projeté par quelque force inconnue, fracassant la porte pour venir s’aplatir au sol au milieu des éclaboussures de bière et de verre.

Une dizaine d’Apaches, larme tatouée sous l’œil, se précipitèrent comme d’un seul homme dans le quartier général de leurs ennemis. Les tables se renversèrent, les lames dansaient. Ils saisirent quelques Tantes, et les traînèrent au sol, alors que les clients réguliers hurlaient en cherchant à sortir. Si calme quelques instants auparavant, l’air assourdissant frappait les vitres et les brisait. Les pieds frappaient dans les visages, les dents sortaient de leurs gencives. Une Tante fut trainée sur le sol rugueux de la rue, sa peau écorchée laissa ruisseler son sang. Une main se leva. Le calme revint un instant. Des bruits de fuite, les Apaches de Belleville étaient repartis. Trois gorges tranchées vidaient trois Apaches de Ménilmontant.

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La Lêtefé – Chapitre 3

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Il ne savait pas à qui elle parlait, mais il ne voulait pas être repéré. Il avait l’étrange sentiment d’en avoir déjà trop entendu. Il revint sur ses pas.

À peine était-il installé que Gonzague passait la porte d’entrée du Cabaret, accompagné d’un capitaine de police.

« Pose donc ta pèlerine. Nous sommes toujours ravi de t’avoir avec nous. Aphrodite ! Accueille donc le capitaine. »

Il se tourna vers Marthe qui arrivait du couloir, suivie de près par Roger. Alors qu’elle prenait la main de l’officier pour l’emmener à l’étage, Gonzague déclara malgré le regard désapprobateur de Marianne :

« C’est la maison qui offre. »

Il se tourna vers la tablée.

« Vous mes jolies, par contre, ramenez-nous de la fraîche. Toi, Marianne, sers nous de la bière et occupe toi de tes clients. Les hommes doivent parler. »

Les filles se levèrent docilement pour saluer les nouveaux venus et s’occuper des habitués.

Le groupe se ranima et les paroles fusèrent. Marianne rapporta le breuvage ambré qui réchauffait les yeux et allumait les cœurs.

« Gonzague, dit-elle d’un ton grave, ta petite soirée n’a pas intérêt à ruiner la mienne. »

Le jeune chef acquiesça d’un air sérieux.

« Marianne, tout va bien se passer. Te fais pas de bile. Tu me connais. »

La matrone s’écarta. Les conversations allaient de bon train, et les rires fusaient
entre deux gorgées de blonde.

Gonzague reprit :

« Mais ne nous leurrons pas. Ce que nous célébrons ce soir, les Tantes apprécient pas trop. Bonatout ? Redis nous comment tu as poinçonné ce demi-sel. »

Roger était assis sur le dossier de sa chaise, et avec un grand sourire, il raconta pour la millième fois en une semaine comment il avait estourbi la Grand’Tante, le chef des Apaches de Ménilmontant. Ce n’était pas la première fois que Joseph entendait le récit. Lequel s’était, nota-t-il, considérablement enrichi au fil des itérations, et s’approchait désormais plus de l’aventure épique que du coup de chance. Il s’empressa donc de noter la nouvelle version en dissimulant son sourire narquois. Quand Roger se tut, Gonzague battit lentement des mains.

« Voilà sans doute le meilleur d’entre vous. D’entre nous. Et il faut rendre les bonheurs à César, ou quelque chose comme ça. Tu notes, Jo ? Tu sais qui c’est César ? »

Le journaliste acquiesça avec un sourire crispé. Ce petit roquet ne savait même pas écrire.

« Bref, la soirée de ce soir, c’est la tienne Bonatout. »

Bingo, un minuscule gamin nerveux, d’à peine quatorze ans, s’écria :

« Mais laisse-moi quand même quelques poches où barboter quelque mornifle ! »

Gonzague fut le premier à partir d’un rire franc et à murmurer quelque chose à
son voisin. Pourtant, quand les conversations commencèrent à reprendre, il repartit :

« Mais si on veut que ça se passe bien, faut pas laisser les Tantes s’incruster. Alors on va leur passer l’envie de fourrer le nez dans nos affaires. On va les voir, tout à l’heure, et on va en amocher quatre ou cinq. »

Le groupe approuva d’une clameur guerrière.

« Je suis passé voir nos copains les bricards tout à l’heure pour les inviter à la soirée. Je vais leur préciser qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’ils soient pas à côté de Ménilmontant vers sept heures ce soir. Bingo, Nouveau et Morue, on va aller repérer les lieux. Désolé, Roger, mais toi, ils connaissent ta gueule. »

Les quatre se levèrent et sortirent, alors que des pas dans les escaliers témoignaient que le capitaine avait fini son affaire. Ce dernier sortit sans un regard vers la table qui occupait un coin sombre de la pièce, et qu’un nuage de fumée surplombait. Joseph se leva précipitamment et le suivit.

Roger prit aussi discrètement congé et se dirigea à l’étage.

Il entrouvrit la porte. Marthe ne l’avait pas remarqué. Il resta un instant à l’observer. Encore à moitié nue, elle se rhabillait. Ses yeux remontèrent le long de son dos pour se perdre dans la chevelure d’ébène. Elle était face à un miroir. Et les marques violacées à la base de son cou firent monter son angoisse et le rappelèrent à la raison de sa venue.

D’un pas il rentra dans la chambre et claqua bruyamment la porte, alors que Marthe dissimulait vivement sa gorge avec un foulard.

« Ce soir ? Mais tu es complètement folle ! »

Elle inclina simplement la tête.

« Il fallait bien que ça arrive un jour non ?»

Le jeune Apache s’assit sur le lit et soupira :

« Gonzague a invité les pèlerines. »

Le regard de Marthe se voila brièvement.

« C’est pas un problème. Faut juste que tu te débrouilles pour qu’ils soient dehors avant qu’on commence. Tu leur dis que c’est dans l’intérêt de tout le monde qu’ils ne restent pas trop tard. Sinon, il y aura plus qu’un mort. Tu vas voir le capitaine, et tu lui dis de faire partir ses gars quand ils voient mes cheveux dénoués.
— Je sais pas, Marthe. Je le sens pas. »

La jeune fille s’assit à côté de lui et posa la main sur sa cuisse.

« C’est bon je te dis. Personne l’aime Gonzague, personne nous embêtera. On pourra faire ce qu’on veut. C’est pas ça normalement, être un Apache ? C’est pas la liberté absolue ? Ne se soucier ni des lois ni des conventions. »

Bonatout hocha la tête.

« Alors, tu vas le voir au milieu de la soirée, tu lui demandes de m’avoir gratis, comme on a prévu. — Il va pas trouver ça bizarre, que tu lui proposes de faire ça à trois ? »

Aphrodite s’esclaffa :

« Ça, c’est mon boulot. Et quand on est tous les trois ici, le tien, c’est de le flinguer. »

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La Lêtefé – Chapitre 2

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S’aidant de sa canne, il se releva et avança de son pas boiteux vers le café le plus proche.

Il absorba rapidement le liquide brunâtre. L’arrière-goût infâme gâchait encore le breuvage et il dut en commander un deuxième.

De loin, le badaud n’aurait jamais soupçonné que l’ethnographe avait vécu une
expérience si traumatisante. Il affichait une mine austère, que soulignait son regard brun. Sa posture, le dos bien cambré dans son costume sombre élimé, laissait briller une chaînette que la peinture dorée désertait peu à peu. Il avait posé son haut de forme et sa canne. C’était un morceau de bois noir, surmonté d’un pommeau d’ivoire. Il rêvait d’y faire un jour sculpter un sphinx.

Il sortit un livre pour chasser les horribles souvenirs de la matinée. Mais rien n’y fit, le regard épouvanté du jeune Apache de Ménilmontant perçait les lignes pour envahir son esprit. Le pire était peut-être qu’on l’avait laissé en vie. Il fallait que son exemple fût le symbole de la violence et du pouvoir de Gonzague.

« Au voleur, mon portefeuille ! »

Cette phrase était malheureusement trop fréquente sur le territoire du Cabaret. Ce fut donc sans compassion que le journaliste chercha Roger dans la foule tout en portant mécaniquement la main à sa poche. Il repéra la casquette à haute passe qui se dirigeait vivement vers le parc.

Il pensa que cela pourrait le distraire. Il avala d’un trait le reste de sa tasse et se mit à suivre le jeune garçon.

Il le rejoint dans l’allée principale. Le jeune Apache s’était accroupi au sol et avait disposé devant lui trois cartes à jouer.

« Une petite partie de bonneteau, messieurs-dames ? Saurez-vous trouver la
reine ? »

Joignant le geste à la parole, il se mit à poser les cartes, les récupérer, les reposer, d’un mouvement toujours plus rapide, en répétant sans cesse :

« Elle est où la reine ? Elle est où ? Ici, vous voulez miser ici, monsieur ? Bien joué ! C’est pas ma veine ! Encore quelques parties comme celle-là et vous m’aurez sucré tout mon carbure, c’est moi qui vous le dis. Vous rejouez ? »

Le jeune freluquet qui venait de foncer dans le panneau sombra davantage. Il gagna encore une partie et rejoua, la mise était doublée chaque fois. Mais la chance tourne vite avec Roger.

« Elle est où ? Cette fois-ci vous n’avez pas été assez observateur monsieur, lui lâcha le garçon à la larme tatouée après avoir, d’un subtil mouvement, échangé les deux cartes. Vous ne rejouez pas ? Non ? Bonne journée, Dieu vous bénisse. »

Le journaliste baissa les yeux, attristé de ce spectacle. Le pauvre cave n’avait eu aucune chance, Roger méritait bien son surnom de « Bonatout ». Joseph aperçut une main marquée de cinq étoiles en forme de croix s’avancer dans l’attroupement.

Et le tour recommença.

Le nouveau venu ne réagit pas différemment, du moins pour les deux premières manches. À la troisième, après que Roger eut échangé les cartes. Il se tourna vers le groupe :

« Qui pense savoir où elle est ? Ce jeune vous barbote. Vous aurez faux à tous les
coups. Vous monsieur ? Laquelle ?

— Celle-là. »

Bonatout regarda son détracteur droit dans les yeux en montrant la carte qu’il venait de changer à nouveau.

« Et c’était la bonne. Il semblerait que monsieur soit observateur. Voici vos gains. »

Roger remballa ses affaires. Avant de quitter l’attroupement, il lâcha.

« Nous sommes pas à Ménilmontant. Ici, nous sommes honnêtes. »

L’intrus se jeta sur lui. Mais c’était sans compter sur la vivacité du garçon qui jeta un clin d’œil à Joseph avant de disparaître.

Joseph arriva un peu après Bonatout. Le Cabaret se préparait à manger et l’entrée bouillonnait de vie. Les clients se mêlaient au filles et aux Apaches. Chants grivois et alcool rendaient au lieu sa chaleur coutumière. On installa le journaliste comme à son habitude, avec les maîtres du lieu. C’était l’un de ces moments où les filles et les amis de Gonzague se retrouvaient en toute convivialité.

Marianne arriva avec deux brocs de bière fraîche. À peine eut-elle fait son apparition que plusieurs se mirent à hurler.

« Marianne, une histoire ! Marianne une histoire ! »

C’était cette étrange cohabitation des instincts les plus vils et les plus enfantins de l’homme qui fascinait Joseph dans le Cabaret. L’établissement était aussi connu pour les grâces de ses hôtesses que pour les talents de conteur de sa tenancière.

« Vous allez cesser de gueuler un instant, bande de demi-sels ! Je peux pas en placer une dans ce bordel ! »

Un rire gras et généralisé précéda le silence. D’une voix suave et voilée, pleine de rêve, elle commença :

« Avant que cet établissement ne devienne le bobinard que vous connaissez et appréciez tous, il avait un autre nom. Il s’appelait la Haute Borne. Drôle de nom pour un repère de déssoudeurs. Le meilleur d’entre eux…

— Cartouche ! Cartouche ! Cartouche !

— Oui, notre brave Cartouche s’est fait prendre par les pèlerines à l’endroit même où tu te tiens, cocotte. »

Son récit continua à tenir en haleine la bande d’ivrognes rendus muets. Même Joseph faisait abstraction du vocabulaire outrancier pour écouter avec avidité le récit du bandit de grands chemins le plus célèbre de Paris. C’était un conte tout ce qu’il y avait de plus palpitant. Louis Dominique Cartouche avait toujours réussi à semer la police, les confondant systématiquement. Ce n’est que par la trahison d’un de ses proches que son épopée s’acheva. Le passage de sa mort fit couler une larme même au bougre le plus affermi.

Après le silence qui suit la fin de toute histoire, les Apaches se levèrent, suivis de tous, pour chanter presque religieusement un hymne à la gloire du héros :

Enfin Cartouche est pris
Avecque sa maîtresse
On dit qu’il s’est enfui
Par un tour de souplesse
Un chien l’a fait r’pincer
Dès le matin !

Marianne était venu s’asseoir avec eux. Elle demanda avec candeur :

« Gonzague est pas là ?

— Tu l’as bien vu non ? T’aurais jamais raconté l’histoire de Cartouche s’il était là. »

Le journaliste se dirigea vers le lieu d’aisance au moment où la tenancière s’apprêtait à répondre. Arrivé dans le calme du couloir, il surprit la voix de Marthe qui chuchotait en s’approchant :

« C’est pour ce soir. »

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La Lêtefé – Chapitre 1

Novella primée au concours « La Fête » de l’association libr’air d’Emlyon Business School

Le 12 décembre 1900, Henri Foulquier, journaliste au Matin, écrivait :

Par contre, nous avons l’avantage de posséder, à Paris, une tribu d’Apaches dont les hauteurs de Ménilmontant sont les Montagnes rocheuses. Ceux-ci font beaucoup parler d’eux […]. Ce sont des jeunes hommes pâles, presque toujours imberbes, et l’ornement favori de leur coiffure s’appelle les rouflaquettes. Tout de même, ils vous tuent leur homme comme les plus authentiques sauvages, à ceci près que leurs victimes ne sont pas des étrangers envahisseurs, mais leurs concitoyens français.

Le phénomène apache prenant peu à peu de l’ampleur, Joseph Joséphin, célèbre pigiste du Petit Journal, se lançait en septembre 1902 dans une enquête ethnographique de grande ampleur, auprès des Apaches de Belleville, alors sous l’égide du tristement fameux Jules Carnot, dit Gonzague de Belleville.

Il ne se doutait pas qu’il arrivait au milieu d’une lutte sanglante opposant les voyous de Belleville à ceux, voisins, de Ménilmontant.

Le Cabaret du Pistolet était un estaminet comme on en trouvait beaucoup dans Paris. Jouxtant le parc de Belleville, il offrait un lieu de repos idéal pour le passant éreinté. Sa devanture miteuse cachait bien des trésors. On en lit sans doute quelque description dans les œuvres du bon marquis Donatien Alphonse François. On y rentrait pour une bonne bière ou un bon repas chaud, servi par de radieuses jeunes filles qui vous retenaient bien après le digestif. Joseph Joséphin, soutenu par cette canne dont il était si fier, poussa la porte désormais familière. Marianne, alertée par le pas boiteux, sortit de la cuisine pour le saluer. Bien vite, le visiteur demanda :

« Gonzague est là ?
— Il est là haut, monsieur. Il vous attend. »

Après avoir péniblement gravi l’escalier de chêne, il pénétra dans une petite pièce. Fait incongru, un jeune homme d’une quinzaine d’années, ligoté, bâillonné, lui jetait un regard terrifié. D’un coup d’œil, il s’assura que ce visage lui était bien inconnu. Rassuré, il s’installa stoïque devant le bureau.

Des gémissements évocateurs leur parvenaient de la pièce adjacente. Le journaliste songea que Gonzague était bien performant à une heure si matinale.

Après quelques minutes étrangement silencieuses, un homme apparut dans l’encadrement de la porte. Il était complètement nu. Le tatouage traditionnel des Apaches de Belleville, une larme, coulait de son œil gauche. Il s’alluma une cigarette et tendit le paquet.

« Une sèche, Jo ? »

L’ethnographe se pencha pour en récupérer une, tout en évitant soigneusement de regarder plus bas que les yeux du jeune homme.

« Une sèche, Tante ? Ah non, impossible, lâcha le chef des Apaches de Belleville
dans un sourire narquois. »

Il reporta son regard de glace sur le quadragénaire en costume trois pièces.

« Tu sais qui c’est, ce petit bridoux ?
— Tu viens de dire que c’était un Apache de Ménilmontant. Et je vois bien les cinq étoiles sur sa main.
— Exact ! Tu progresses, dit-il en posant sa main droite près du cou de son interlocuteur. Tu seras bientôt jeune, mon petit Jo. »

Joseph sentait, plus qu’il ne voyait, le tatouage de poignard pointer vers sa gorge. Son sang bouillait dans ses veines, mais il était là pour observer, non pour s’impliquer.

Le bâillon tomba.

« Tu vas parler avec Célestine, toi. Tu sais qui c’est Célestine ? »

Le jeune prisonnier secoua frénétiquement la tête.

« C’est elle, reprit Gonzague en agitant un surin sous le nez du ligoté. Et Célestine, elle veut savoir ce que ta petite bande de zigues mijote pour ce soir.
— Rien, rien, je te jure.
— Du calme, du calme. Je te crois, moi. Tu sais, je suis confiant. Mais Célestine, elle veut toujours être sûre. Elle veut savoir ce que t’as dans le bide, Célestine. »

Et d’un geste brusque, il enfonça la lame au niveau de l’aine. Le hurlement qui s’ensuivit était intolérable pour Joseph. La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser sortir une belle femme, qui n’était pas Marthe.

Gonzague plaqua sa main sur la bouche de sa victime. « Un peu d’élégance devant les filles, ordonna-t-il d’un ton doucereux. Au revoir,ma jolie.»

On vit à peine s’enfuir un jupon.

« Tu disais ? demanda-t-il en lâchant la main. » Les gémissements reprirent, entrecoupés de borborygmes ineptes. En vérité, Célestine savait faire parler tout homme. Mais ce n’était pas cela qui effrayait le plus Joseph.

Ce qui le pétrifiait était une aberration toute autre. La manifestation physique de l’excitation du bourreau dénudé était propre à faire détourner tout regard.

Dix minutes plus tard, dans la rue Caroline, un pauvre bourgeois, la main serrée sur sa canne, rendait son petit-déjeuner dans le caniveau.

« Vous voulez un mouchoir ? lui demanda une voix féminine. »

Joseph tendit avidement la main et s’essuya dans la dentelle. Il releva la tête, et Marthe le dévisageait avec dégoût et compassion.

« Merci, mais j’eusse préféré que vous ne me vissiez pas ainsi.
— Gonzague, je suppose ? reprit-t-elle sans s’offusquer. »

C’était une demoiselle, de dix-sept ans environ, aux cheveux de jais encadrant un visage pâle. Ses yeux verts éclairaient une binette délicate juchée sur son long cou que dissimulait un foulard. C’était sans doute l’une des plus rentables des filles de Marianne. Favorite de Gonzague, les Apaches l’avaient affublée du titre de « grande horizontale ». Les clients la connaissaient sous le nom d’« Aphrodite ».

« Vous le connaissez, il aime commencer la fête avant tout le monde.
— Je crains, jeune fille, que de telles festivités ne soient guère à mon goût.
— Elles ne sont pas du mien non plus. Et celles de ce soir ne vous réjouirons sans doute pas davantage. Après tout, nous fêtons la mort d’un homme.
— D’un garçon, corrigea-t-il. Je ne comprends pas, un cabaret devrait être lieu de joie, d’alcools et de filles.
— Le Cabaret du Pistolet l’a été il y a quelques années, il pourrait le redevenir encore plus vite. »

Et elle le quitta.

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Plaudite

« La vie est gouvernée par la fortune, non la sagesse. »
Théophraste

L’homme baisse les yeux vers les planches polies par l’usage. La lumière d’un projecteur se déverse sur lui. Il porte un long manteau noir aux manches élimées. Seules les ténèbres l’entourent, mais il n’est pas seul. Les murmures et bruissements irritants n’atteignent pas ses oreilles. Il fait un quart de tour. Silence. Le monde, les dieux et les anges retiennent leur souffle.

Son ombre est belle et blonde. Elle relève une tête au regard rougeoyant.

Le cercle de lumière s’étend. L’homme tire une chaise, et une cigarette. Les volutes de fumée occultent ci et là le flot de clarté.

« Vous venez assister ce soir à un bien étrange spectacle. J’ai un conte pour vous et je pense que la chute vous surprendra. »

Il écrase le mégot dans le cendrier. Juste à côté, sur la petite table de bois, trône une couronne crénelée. Il fait glisser ses doigts rêveurs sur les contours de la coiffe.

« Le roi de Crète, Minos, ordonna un jour à Dédale de construire un Labyrinthe pour y enfermer l’atrocité qu’avait conçue sa femme : le Minotaure. L’ouvrage imaginé par l’architecte était d’une telle complexité que lui-même ne put s’en échapper qu’en volant. Vous connaissez tous cette histoire.

« Mais connaissez vous la légende de Dalia ? Je ne pense pas. C’est pourtant un récit fascinant. Dalia était une jeune fille radieuse. Elle n’était ni  belle, ni riche, ni puissante. Mais elle était ingénieuse. Elle croyait en la logique et la rationalité. C’était une erreur. »

Il ralluma une cigarette. Il expira un grand nuage de fumée.

« Le hasard fut sa perte. C’est par hasard qu’elle fut choisie pour être envoyée dans le Labyrinthe. C’est avec logique qu’elle tenta de retrouver son chemin. C’est par hasard que la Mort la trouva.

« Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le héros de notre histoire est le Minotaure. Pensez-y ! Un être difforme — un de plus — sur cette terre. Il n’a rien choisi, rien décidé. Il ne comprend rien à son sort, à son inexpugnable tanière. Le monde ne l’atteint que sous la forme de sacrifices terrifiés, impuissants et geignards, qui plus est. Dans son esprit monstrueux il ne fait que ce qu’il peut : il se transforme en gigantesque machine du hasard. Il est puissant, incontrôlable, imprévisible. Les bassesses des hommes l’ont ainsi forgé. Quand Dalia pénètre dans l’œuvre de Dédale, elle y rentre avec toute l’arrogance de ceux qui pensent ; avec toute la froide rigueur d’un joueur d’échec. Mais son ennemi est bien moins réfléchi et bien plus subtil que cela. »

L’orateur laisse trainer ses yeux dans l’assemblée. Il épie les regards, s’attarde sur quelques visages, puis se replonge dans sa fable.

« Elle pense à la superficie totale du lieu, qu’elle a pu entrapercevoir. Elle se représente la disposition potentielle des couloirs. Elle prévoit.

« Le monstre, lui, se rue, à droite, à gauche, sans un instant de pause. Il court comme un dératé, agité par d’insondables images, fuyant presque son ombre. »

L’homme se relève et commence à errer sur la scène. La silhouette belle et blonde le suit avec difficulté tant ses mouvements sont désordonnés. Il continue son récit, en s’agitant dans l’espace. Cette danse macabre prend fin quelques minutes après, et l’orateur tourne alors son visage douloureux vers la foule.

« C’est une philosophie que l’on a perdu depuis trop longtemps. Celle du hasard. Tout nous rappelle à la suprématie de notre pensée. L’imprévu est mort. On cherche a tout maîtriser, contrôler. Il y a même, fait qui m’étonne profondément, des écoles pour apprendre à manager — pardonnez le truisme. Rassurez-vous : on n’y apprend rien. Car on ne peut rien y apprendre.

« La physique, toutes les science nous l’ont montré : le hasard règne en maître. Le chat de Schrödinger, la dualité onde-corpuscule, l’ADN, l’évolution. Tout cela n’est que pure confusion. Si les dieux eux-mêmes n’ont pas pu ordonner ce chaos originel, aucun homme, aucune femme ne le pourra. Nul ne peut manager l’anarchie. »

Une frénésie absurde animait ses gestes saccadés. Cela faisait déjà quelques instants qu’il regardait deux jeunes femmes dans leur loge au balcon. L’une d’elle remuait mal à l’aise sur son siège. Il lui esquissa un sourire mystérieux et reprit sa logorrhée.

« Cela peut vous paraître bien lointain. Trop distant de vos préoccupations. Dalia, elle, n’a compris que trop tard la véracité de ces propos.

« Elle n’est pas loin. Encore deux couloirs sur la gauche, un sur la droite, compte-t-elle, la main plaquée sur le mur. Bientôt, elle verra la lumière. Elle avance avec prudence. Un couloir à gauche, puis un autre. Son regard est fixé sur l’agencement logique du lieu. Elle s’engage à droite. Soudain, elle ne voit pas la lumière. Elle voit seulement deux yeux rouges, et la ténèbre. »

Quelques spectateurs eurent un sursaut effrayé.

« La vie aujourd’hui peut ne pas être bien différente de celle de Dalia. On peut être une fille radieuse, avoir reçu la plus belle éducation qui soit. On ne croit pas au hasard. Rien ne nous permet d’y croire. Tout s’est toujours bien passé dans cette vie tranquille. On peut aimer le théâtre. On s’y rend de temps à autre. Les pièces s’y suivent et s’y ressemblent. On en ressort toujours un peu changée, mais toujours la même. On y revient, c’est prévisible. Toute cette mécanique fonctionne à la perfection, sans accrocs. Mais le hasard toujours vous guette. Au détour d’un couloir ce sont deux yeux rouges qui rôdent. Au détour d’une scène, c’est la mort qui surgit. »

Tout se passa en un instant. Un revolver surgit de la manche de l’orateur. La balle atteignit en plein cœur la jeune fille au balcon. Elle s’écrasa sur une table en contrebas. De sa chute ne restait qu’un mouchoir taché de sang qui tournoyait lentement. L’ombre belle et blonde le saisit en murmurant :

« Applaudissez ! La pièce est dite. »